Tout était cri

CHAPITRE I

 

 

TOUT ETAIT CRI ?

 

 

 

            « On entre, on crie et c’est la vie, on crie on sort et c’est la mort. »                  Ausone de Chancel

 

       La vie terrestre de l’être humain a des bornes sonores, elle débute par un cri strident et son cycle s’achève par un dernier souffle à peine audible avant un silence… définitif. La parole est en effet étroitement liée à la vie et dans nos mémoires nous conservons affectueusement l'inflexion des voix chères qui se sont tues. Du cri biologique de notre naissance à notre dernier râle, un long apprentissage par étapes successives a fait de nous des hommes maîtrisant un langage complexe propre à l'Essence de l'Homme, un langage d'abord uniquement oral dans l'histoire, complété par l'écrit, à l'aide de la main le gravant dans la pierre tels les caractères cunéiformes ou les hiéroglyphes égyptiens, puis l'inscrivant sur parchemin, un écrit réservé initialement à l'élite initiée pour progressivement s'universaliser avec la médiation de l'imprimerie de Gutenberg et celle récente de l'informatique. 

        En embryologie l'ontogenèse récapitule la phylogenèse, telle la formation du rein de l'homme et des Vertébrés supérieurs qui récapitule en trois étapes successives  la formation de cet organe à travers l'évolution des espèces avec apparition du pronéphros, rein des Vertébrés inférieurs, puis du mésonéphros, rein des vertébrés moyens et enfin du métanéphros, rein définitif des Vertébrés supérieurs. La génération spontanée est révolue depuis Pasteur et croire que le langage humain est né de novo, sans construction biolo,gique progressive témoigne de conceptions religieuses obsolètes antiscientifiques. Aussi l'acquisition du langage chez l'enfant, s'il n'est pas une copie conforme de la phylogenèse du langage de la lignée homo, n'en reflète pas moins une certaine récapitulation des étapes depuis les premiers cris jusqu'aux mots abstraits. 

 

 

Le cri du corps... à cor et à cri

 

    Notre premier cri de nouveau-né fut un cri naturel de liberté des voies respiratoires dont la bonne fonction ponctue le passage du milieu liquidien au milieu aérien, une première manifestation incontrôlée de la voix humaine qui accompagne la respiration du mélange gazeux terrestre. L’oxygène indispensable à l’arbre rouge pulmonaire est libéré dans l’air par la photosynthèse de l’arbre vert de nos forêts. Étonnant et symbolique échange du souffle aérien de la vie, des branches aux bronches, des noms que l'inconscient collectif et l'analogie de l'arborescence a rendu quasi homophones en français. Tout se passe dans le murmure de l’air dans les feuilles ou dans celui des alvéoles pulmonaires qui se déplissent (murmure vésiculaire). La similitude morphologique de l'ensemble branches/bronches, inversé verticalement, devient parfaitement superposable lorsque l'homme fait le poirier ! 

 

    Ce cri de naissance va subir des transformations successives pour aboutir à un langage signifiant complexe, adapté à la communication inter-humaine et à la création d'un monde subjectif de représentations, tout en étant responsable d'une programmation familiale, scolaire, sociale, nationale par un conditionnement qui nous en fait perdre conscience. Des petits enfants de 18 mois crient, de manière apparemment spontanée: «aïe», «au», «outch», s'ils sont français, allemands ou anglais, car la gamme sonore des voyelles est déjà enregistrée dans leurs cerveaux et leur langue a programmé l'expression de leur sensations douloureuses ou de leur peur d'avoir mal.

     Le dernier cri ou râle pré-mortel se traduit dans le langage des vivants par des verbes, dont la sonorité initiale est similaire, en particulier en argot français : clamser, claboter, clapauter, claquer... évoquant phonétiquement un dernier claquement de langue qui cloue le bec ou clôt à jamais le clapet, sous le couvercle du cercueil cloué ! L'argot offre un banc d’essai aux mots de la langue populaire et il porte souvent sans détours dans son lexique les sons motivés au contraire de la langue châtiée du ‘‘bon’’ français, passé par le filtre-châtiment du clergé et des puissants pendant plusieurs siècles, puis par celui de l’Académie française, qui ont banni du bon usage nombre de mots à l'expressivité phonétique trop évidente et considérée comme déplacée ! 

 

      La prise de conscience de la sonorité motivée des mots, pour lesquels le médecin est un auditeur privilégié, peut se réaliser par un test simple par l'analyse des cris et des mots liés à la douleur ou à son risque. Si le premier cri marque la naissance du bébé humain, sa mère, condamnée à enfanter dans la douleur selon le texte biblique, n'est pas épargnée comme en témoigne le vocabulaire de l'accouchement. L'enfantement aboutit à la mise au monde du fruit des entrailles, où il faut peu d'imagination pour entendre «aïe»-«entre» et cela après un long travail de contractions utérines, un travail qui désignait aussi une affreuse torture du Moyen-âge et conserve ce sens torturant dans l'expression «ça me travaille». En allemand, la salle d’accouchement se nomme encore Kreischsall, la salle du cri et le nom même de la femme allemande « Frau» résonne de ce cri /au/  des vagues de douleurs du travail. Le travail allemand affiché dans l'horrible mensonge « Arbeit macht frei » à l'entrée des camps d'extermination nazis résonne encore des cris affolés des femmes et enfants juifs qu'on dirigeait sans ménagement vers les chambres à gaz. Quant à nos ouailles féminines françaises, longtemps victimes des saillies incontrôlées de bouillants gaillards un peu canailles, fripouilles voire paillards, elles mettaient au monde toute une marmaille grouillante qui piaille, braille, criaille et se chamaille. Aïe, aïe, aïe !

 

Des fossiles de cris de douleur

 

    ''Aïe'' est répertorié en français en 1473 comme interjection onomatopéique de la douleur et par extension d’une surprise désagréable ; de même ''ouïe'' ou ''ouille'' exprime l’émoi douloureux. Le grand dictionnaire françois et flamand, le Richelet de 1706, définit «ahi, ach, och» comme interjections marquant un sentiment de l’âme plein de douleur. L’onomatopée “aïe” ou “ouille” isolée traduit plutôt une douleur aiguë ou un désagrément subit, tandis que la répétition du type «aïe aïe aïe» ou «ouille ouille ouille” exprime plutôt la crainte d’une douleur ou d’une difficulté. Le linguiste a peu l’occasion d’ouïr ces haïs «aïe» et il lui est difficile d'entendre la résonance lointaine et profonde de cette onomatopée de la douleur que le médecin entend comme une litanie poignante tant au lit du malade que lors de ses consultations quotidiennes. Est-ce une des raisons pour laquelle le fondateur de la linguistique exclut les onomatopées du champ de son étude et déclare que pour elles il s'agit d'une exception où le signifié se confond avec le signifiant ? Ne suffit-il pas d'entendre ces signifiants onomatopéiques de la douleur résonner dans nos mots conscients pour être quelque peu sceptique sur l'insignifiance de leur redondance ? Sous une forme un peu humoristique on peut résumer cette écoute à la rengaine d'une vieille chanson: 

               

           «Aïe, mon Dieu que c’est embêtant d’être toujours patraque !». 

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«Docteur, qu'est-ce que je dérouille, j’ai les genoux tout rouillés, la tête qui s’embrouille, je m’ sens vasouillard, j’ai la voix éraillée et la vue qui se brouille, je me sens barbouillé, dans mon ventre ça gargouille, ça «grevouille ou rebouille» (franc-comtois), j’ai la gorge qui grattouille, je crache-ouille des graillons, je tousse-aïe, je rancoye (franc-comtois), j’crois que mon cœur défaille, ça me tiraille dans le poitrail, j’ai des cailloux dans le rein, un caillot dans la veine, je suis mouillé de chaud, bouillant de fièvre, je me suis fait une entaille, m’suis brûlé avec de l’eau bouillante, je suis grassouillette, rondouillarde, j’ai plus de cheveux sur le caillou, j’ai vraiment une sale bouille, quand j’urine «ouille ouille ouille», j’ai dû choper la chtouille! Sans oublier la grand-mère qui déraille et le grand-père qui se souille... »  On comprend pourquoi certains se taillent les veines ou se jettent à la baille, voire avalent un bouillon de onze heure ! 

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Perspicace, Lacan avait bien saisi que le langage de l'inconscient est une chaîne de signifiants qui se répète et insiste, mais malgré cette analyse pertinente il semble ne pas avoir entendu cette redondance algique dont les rimes «aille» et «ouille» ponctuent le discours des êtres qui souffrent.

 

      Ainsi la vie des gens, des ouailles que nous sommes, en général et en détail, ressemble à une succession de cris étouffés sous forme de radicaux onomatopéiques, de suffixes qui devraient nous avertir du risque de douleur mais que nous ne savons plus du tout discerner! Les onomatopées de la douleur aïe et ouille sont présentes dans une grande partie du lexique français, notamment dans la langue dite vulgaire. La perception sémantique consciente a éteint la perception phonétique, reléguée dans le non sens et réservée aux jeux de mots, un conditionnement qui s'est généralisé en opacifiant la perception visuelle lors de la lecture des mots. Comme le formulait avec justesse Henry de Montherlant. le mot a étouffé l'expression directe de notre ressenti, l'a enveloppé dans le paquet sémantique hermétique de sa globalité au point que « nos émotions sont dans nos mots comme des oiseaux empaillés », et ne peuvent que recourir aux cris ou aux mimiques pour s’exprimer, se communiquer et cela de façon instinctive. La répression de l'expression émotive est en effet un conditionnement familial, scolaire et social d'une redoutable efficacité. Observons les petits enfants qui pleurent pour un rien, passant des pleurs aux larmes en quelques secondes, et comparons avec un adulte dans le métro ou sur sa chaîne au travail ! 

 

      Mais si nous réapprenons à mieux écouter nos mots, si nous parvenons à nous extraire du carcan sémantique lexical qui a emprisonné notre conscience, tout redevient audible et évident. La douleur physique et morale, dont l'empreinte phonétique a été conservée dans nos mots modernes, marque encore au fer rouge nos langues occidentales ! Et avec cette nouvelle écoute la dépouille criante de nos maux s’entend dans nos mots qui tressaillent (voire tressent «aïe» !).  

 

      Avec la flagrance de l'ironie prêtons une oreille attentive à cette résonance du risque douloureux physique ou moral dans le langage, écoutons jusqu’à l’excès caricatural cette litanie d'«aïe» et «ouille» qui a marqué de son sceau onomatopéique nos pauvres vies d'ouailles pour prendre conscience du degré de dédain ou de refoulement où l'apprentissage de notre langue nous a conduit  

 

Les ouailles et leurs dépouilles

 

      Le mot «ouailles» (oeilles en ancien français, issu du bas latin ovicula, du latin ovis, brebis) est entré dans la langue française grâce à la Parabole du Bon et du Mauvais Pasteur. Les ouailles du clergé romain furent souvent des moutons, animaux doux, capables d’obéissance aveugle et de soumission sans borne ! Phonétiquement, ''ouailles'' n'est-il pas la contraction saisissante de ouille et de aïe (aille), deux onomatopées de la douleur ? Il est intéressant de noter que l’étude étymologique du mot permet seulement de retrouver son évolution diachronique, tandis que la simple écoute permet d’entendre la résonance double de la douleur. 

 

     Les groupes de phonèmes ouille/aille éveillent dans notre cerveau affectif les cris quasi-fossilisés des onomatopées de nos ancêtres, que l’inconscient du peuple a réintroduit dans la phonétique des mots. Mais l’école de Charlemagne a si bien orienté le sens des sons vers une sémantique globale du mot, que, conditionnés, nous sommes devenus insensibles voire réfractaires à cette écoute primitive ! Le son «aïe» de pen ne résonne-t-il pas avec la douleur des hérétiques morts au bûcher, torturés par l’Inquisition, massacrés par les Croisés ! Le parpaillot calviniste l’a saisi lors de la Saint Barthélemy comme l’hébrque accusé d’avoir crucifié Jésus.

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      Le risque de douleur, physique ou morale, est aussi inscrit dans le mot «aïeul», issu du latin populaire aviolus désignant les grands-parents ou les ancêtres. «Aïeul» est marqué par les phonèmes onomatopéiques de la douleur, celle de la perte de personnes chères, dont la dépouille est partie pour un Ailleurs, couronnée de glaïeuls aux funérailles, et décorée de médailles, après s’être fait assaillir, mitrailler, zigouiller, réduire en bouillie lors d'une patrouille ou sur un champ de bataille à coups de bonnette ou de mitraillette ! Que d'ouille et d'aïe pour cette piétaille, dont la terre à Verdun ou ailleurs a enseveli les dépouilles, ne gardant plus en son sein que les douilles perdues de tous ces tirailleurs ! Le poilu aura durement «douillé», un verbe familier du XIXe siècle, motivé sans doute par une reformulation de l'ancien verbe français «douloir» (souffrir), maintenu sous une forme dialectale, dont la forme mouillée est attestée : deuillant (souffrant). La transition du sens «d'avoir mal» à celui de «payer» est de nos jours explicite pour le mot «douloureuse» à la place «d'addition», une addition qui fut salée pour les combattants des tranchées qui ont trinqué avec les canons généreux de la grosse Bertha au label Krup d'Outre-Rhin ! Petit clin d'œil malicieux pour témoigner des capacités de l'homophonie à exprimer un autre message que celui de la bienséance.

 

      Le fait que l'inventif et subtil Lacan ne se soit pas intéressé à ces signifiants là qui se répètent et insistent tellement douloureusement permet de réaliser la puissance de notre conditionnement et la profondeur de notre surdité/aveuglement ! Plus on étudie, plus on est conditionné, et les psychanalystes, des intellectuels, n'ont réussi en raison de cet handicap culturel, à ne soulever que discrètement et subrepticement le drap blanc de la conscience pour ne deviner que l'ombre de l'inconscient qu'elle recouvrait de sa lumière trop éblouissante ! Un impressionnant marquage phonétique criaillant, braillant et piaillant s’est pourtant effectué au fil des siècles par l'inconscient collectif langagier du peuple, mais il s'est réalisé à notre insu car l'éteignoir de l'apprentissage de nos mots ''mis à gauche'' dans les aires de Broca du langage de l'hémisphère dominant (et des dominants ?) nous a  rendus rebelles à l'écoute attentive de cette résonance ''brocardée ''.

 

       Cette surdité éducative a été renforcée par une culture sociale de la bienséance. Derrière les maux présentés par un malade devant son médecin, derrière ces plaintes adressées à leurs corps qui les fait souffrir, le diable de la pudeur, de la retenue et de l'étiquette, est là, vigilant, pour les aveugler avec le feu des projecteurs des conventions sociales, des règles morales, des craintes hiérarchiques, qui imposent le silence au vrai mal des gens, celui de leur divine âme qui aspire au Bien et au Beau, à l'amour entre les hommes et à une liberté retrouvée. Combien de vies cadenassées sur elles-mêmes, stérilisant toute vie autour d'elles? « Une vie non vécue exerce une puissance de destruction irrésistible », affirmait Jung. 

 

        Combien de ces êtres qui meurent sans avoir confié à personne ce qui leur tenait tant à cœur ou tant à cul! Captive des bras de la pieuvre sociale et familiale aux règles omniprésentes, qu'est-ce souvent qu'une existence d'homme civilisé sinon une longue suite de renoncements ! La femme de 2015 s'est-elle libérée totalement de la domination masculine des générations antérieures ? Dans sa définition du mariage, Balzac affirmait que « La femme doit en se mariant faire un entier sacrifice de sa volonté à l'homme, qui lui doit en retour le sacrifice de son égoïsme » et Senancour, lucide sur le genre humain, ajoutait plus généralement: « la multitude des hommes vivants est sacrifiée à la prospérité de quelques-uns ». Bossuet, l'Aigle de Meaux, sur «les petites» gens dénonçait: « On les croit insensibles parce que non seulement elles savent se taire, mais encore sacrifier leurs peines secrètes». Himalayas des silences, abysses des secrets de familles, enlisements des haines indicibles, prisons verrouillées des résignations. Comment s'étonner alors de tous ces gens sous pression, dont justement les chiffres tensionnels  révèlent une hypertension que le médecin officiel qualifie d'essentielle ! Mais comment les «détendre» avec ce petit chef qu'ils ont sur le dos au travail, avec cette femme qui braille dès qu'ils rentrent à la maison, avec ce mari qu'elles doivent supporter alors qu'elles ne peuvent plus le sentir ou n'en souffrent même plus le contact ! Broussailles des embrouillaminis, brouillard des brouilles, grisaille des sentiments et représailles des ressentiments ! Aïe, ouille, ouille ! «Sky my wife», crierait le GI!

 

     Changer, fuir, mais les issues sont en sens interdits! Murailles des «qu'en dira-t-on», barricades de la morale, du «ça ne se fait pas», épouvantails des peurs, verrouillage de la culpabilité, ferrailles de la convenance qui entravent la liberté de fuir ! Les règles, même hypocrites, ne se transgressent pas car elles ont été conçues pour qu'on s'y fonde. Ainsi malgré le masque opaque de l'hypocrisie posé entre les ombres de l'âme et le faux éclat du visage, malgré les sourires de circonstances et les embrassades dénuées d'affection, l'être humain survit mais son corps en paye le prix. Derrière ces camouflages de la comédie humaine, le médecin doit décoder les mots, deviner l'innommable et l'indicible, entendre les cris étouffés dans ce qui est dit ou tu. Vérité des lapsus, éclairs des rébus, jeux subtils des correspondances, magie de la polysémie, trahison de l'homophonie.

 

      Plus largement on peut penser que la douleur nous construit comme nous le suggérait Alfred de  Musset: « L’homme est un apprenti, la douleur est son maître, Et nul ne se connaît tant qu’il n’a pas souffert.[…] Fille de la douleur, Harmonie ! Harmonie ! Langue que pour l’amour inventa le génie !... Les plus désespérés sont les chants les plus beaux, Et j’en sais d’immortels qui sont de purs sanglots ». Le langage de la douleur participe sans doute au fondement même de la langue comme l'affirme Raymond Queneau : « Les plaintes de la souffrance sont à l’origine du langage». Aïe et ouille ne résonnent-ils pas dans les cris de douleur des blessures (entailles, se tailler, s’ébouillanter), des activités belliqueuses (bataille, mitraille, baïonnette), des outils dangereux (cisaille, maillet, bouilloire, douille...), des travaux et accords aléatoires (semailles, faillites, fiançailles, épousailles, retrouvailles), des disputes (se brouiller, avoir maille à partir, se chamailler), des enterrements (funérailles, dépouille, Ailleurs, aïeuls) ?

 

Poursuivons la caricature pour entendre autrement les mots ! 

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      Les ouailles que nous sommes ou fûmes sont parfois débraillées, dépenaillées, en haillons, rien qui nous aille ! Drôles de bouilles, les cheveux mal taillés, en bataille, ou sans un poil sur le caillou, quels épouvantails! Une paillasse pour dormir, un vase pour se débarbouiller, une vie de pouilleux, et … au travail, vaille que vaille, maillon d'une chaîne qui tire l'autorail des puissants sur les rails !

 

Vasouillardes, les ouailles déraillent, s'embrouillent, cafouillent, bredouillent, bafouillent telles un couillon, une andouille, une pauvre nouille ou bidouille qu'on raille! Elles en bâillent de belles avec une gouaille affreuse, une voix rocailleuse ou éraillée, taillent une bavette au voisin et souvent rouscaillent. Qu'on les bâillonne! 

 

Les ouailles graillent, aspirent un maigre bouillon, quelque bistouille, une soupe à la citrouille où flottent de tristes nouilles et deux ou trois fayots. Que de la mangeaille, de la boustifaille, de la cochonnaille! Un peu de lait caillé, un œuf brouillé pour tremper ses mouillettes. Pauvre tambouille! Bien du mal à faire bouillir la marmite et dur de se ravitailler car rare est la victuaille pour faire ripaille !

 

Les ouailles sont peu recommandables, souvent canailles, fripouilles ou arsouilles, bref de la racaille hssable prête à assaillir pour un picaillon ou quelque ferraille, mitraille ou bigaille. Faillibles, douées pour la débrouille, les embrouilles et les magouilles, elles ont maille à partie avec la flicaille et finissent parfois derrière les murailles verrouillées de la prison. Soupir...aïe !

 

       Ces mots sont nés dans la souffrance. En 1950 encore, beaucoup de ces mots en «aille» et «ouille» étaient à bannir d’une dissertation, sauf quelques mots officiels (travail, vitrail, portail, émail, etc.). Rares sont les textes anciens qui restituent le chant/champ des expressions et mots populaires. Par définition la langue parlée s'écrit peu. Tout ce qui venait du peuple était par définition vulgaire comme les cris, les pleurs, les plaintes ou la colère. L'émotion populacière est portée hors du champ sémantique, il faut se tenir ou se contenir!

        En France, la langue des textes officiels n’est le français que depuis peu (Ordonnance de Villers  Cotterêts sous François Ier). Sur les territoires de l’Occitanie, de la Bretagne, de la Comté, de l’Alsace, de la Provence, « peuchère », seule la bourgeoisie utilisait un français de bon aloi appris au collège religieux. Jusqu’en 1900, le peuple, au sens large, a toujours parlé basque, berrichon, comtois, provençal ou normand, des langues reléguées au rang de patois, interdits par l’école gratuite, laïque et obligatoire de Jules Ferry. 

 

       P. Guiraud fait allusion à ce règne du mépris, lorsqu’il définit le français des gens cultivés qui n’acceptent un terme venu du peuple que s’il est démotivé et que son origine cesse d’être sentie. Cependant l’inconscient des gens du peuple effectue en permanence un travail phonétique inscrivant en particulier dans la langue de la rue ces onomatopées de la douleur. Ainsi ces vestiges onomatopéiques souvent suffixaux et maintes locutions ont gardé, malgré le temps écoulé, comme un relent de leur provenance. Ils subsistent, comme l’écrit P. Guiraud, malgré le filtre d’une société trop polie, jalouse de ses biens comme de ses mots, réalisant bien un tiers-état du langage, tenu à l’écart de la bienséance, celle des nobles puis des bourgeois, ces «puritains... que souille le seul contact des autres hommes», selon Maupassant. Le marquage onomatopéique des mots est souvent d’origine populaire comme en témoignent les patois français. Le franc-comtois en est une illustration patente que souligne un accent local qui traîne sur ces sons “aïe et ouïe”.

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acaillener ou cailloucher, pour lapider - une aille, un aigle- l’atchail l’orteil - buchailles, éclats de bois - catrouiller, marcher en écartant les jambes - cramaillot, le pissenlit - dégouaillée pour débraillée- la braillote, voix bruyante - le caillon, le désordre - chenailler, se livrer à des ébats amoureux bruyants - chenaillot, le gamin - drouillou, coureur de filles - ébouailles, épouvantail - échaille, écharde - fieraillu, orgueilleux, prétentieux - fouilla, terre communale louée aux pauvres - frouiller, tricher au jeu - gouillarder, courir le cotillon - gavouiller, tripoter dans l’eau avec les mains - gouilland, vaurien, débauché - gouillasse, gouille, flaque d’eau, boue - pas graillot, peu - avoir une maillée, être ivre -  rancoyer, se racler la gorge -rebouiller, fouiller…

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     L’argot est moins riche : fouilles (poches), zigouiller (tuer), trouiller (diarrhée), bafouille (lettre), mouscaille (malchance), glandouiller (travailler avec flemme), enfourailler et défourailler (sortir son arme), flicaille (police), curaillon et curetaille (curé), crouille (arabe pour un raciste), douiller (payer), les douilles (les cheveux), vadrouiller (errer), graillonner (expectorer), merdouiller (foirer)...

 

Des onomatopées douloureuses composites

 

     Construits avec les onomatopées de la douleur physique ou morale, ces mots, passés dans l’usage courant, ont perdu pour notre conscience cette connotation douloureuse. Cela s’explique par le conditionnement sémantique du langage conscient, qui de l’école à la société privilégie le sens sur le son, le signifié sur le signifiant, la globalité du mot sur ses séquences successives, un conditionnement qui a provoqué l’extinction d’un autre langage antérieur archaïque. Cette longue rengaine douloureuse est exposée d'entrée de livre. N'est-elle pas une première prise de conscience de la résonance des mots, propice à décontenancer et désarçonner les certitudes de notre raison sur leur origine arbitraire ?  

 

Du /a/ au /i/

 

   Encore faut-il apporter quelques précisions nécessaires, car la douleur et son risque ne sont en réalité «codées» que par une partie des séquences signifiantes «aille» ou «ouille». En effet seule la variation de l'aperture de la bouche qui se ferme pour passer du /a / au /i/ dans ''aïe'' et du /ou/ au /i/ dans ''ouille'' est responsable de ce sens inconscient comme il l'est pour le passage du /a/ au /ou/ dans le ''au'' douloureux allemand. La sensation douloureuse provoque une réaction quasi réflexe d'expiration brutale de l'air de nos poumons, bouche grande ouverte, tel un exutoire aérien (ah), suivi d'une contraction des muscles de nos mâchoires qui se crispent, à l'origine de la modulation de la voix d'une voyelle ouverte à une voyelle fermée. Ces séquences vocaliques /aï/ et /ouï/ sont devenues dans nos mots des sons fossiles de nos cris onomatopéiques archaïques et répètent le geste phono-articulatoire engendré lors de la production de ces cris de douleur, elles demeurent des signaux de la douleur ou de son anticipation tel un code d'alarme auquel nous sommes devenus sourds. Le lexique porte donc les traces fossiles, quasi archéologiques des processus articulatoires de nos cris primitifs, des traces incarnées toujours présentes dans la biologie et la corporéité de l'acte du langage. Ces séquences de phonèmes, signes d'une douleur ou de son risque, pourraient être nommés des ''algophones''.

 

La séquence /ill/

 

    La séquence /ille/ de aille et ouille est reliée, elle, aux notions de pénétration/renversement : le médecin parle d'ailleurs de douleurs transfixiantes, en coup de poignard et certaines douleurs nous renversent, voire nous terrassent ou foudroient. En langage courant il est question de douleur en vrille, qui font vaciller, se tortiller, se recroqueviller, qui engendrent fourmillements ou piqûres comme des aiguilles qui pénètrent (comme une artillerie de vrilles, drilles, chevilles). Le concept évoqué est la représentation d'un mouvement, un schème dynamique qui, comme image de  renversement, pourrait être le spectacle de quilles renversées par une grosse bille. L'expression enfantine désignant les filles comme « des quilles à la vanille » n'est donc pas innocente et n'est pas dénuée d'une connotation sexuelle inconsciente agressive, que le mot  ''fille'' colporte de génération en génération à son détriment. Si la maman a parfois du mal à faire avaler la pastille amère ou faire pénétrer la cuiller de médicament dans la bouche de son enfant malade, la cuiller du pêcheur à la ligne doit pénétrer dans la gueule du poisson carnassier pour permettre de le ferrer. Encore une banderille plantée dans le dogme de l'arbitraire du signe verbal qui oscille et vacille. La simple confrontation avec la réalité d'une onomatopée de la douleur ne suffit-elle pas à ''étriller'', ''griller'', ''bousiller'', 'torpiller'' cette billevesée saussurienne fondatrice de la science linguistique moderne?

 

     Il faut souligner, comme cela sera vérifié, que nos mots, des ensembles symboliques, sont déjà des sortes de phrases au sein desquelles existe une syntaxe sommaire où par exemple la lettre n peut annuler le sens de la séquence qui suit : les séquences [nouille] de grenouille ou nouille (alimentaire) n'ont jamais fait de mal à personne!  

 

De la douleur au mal 

 

     Si la douleur ou son risque ont conservé dans nos mots conscients leurs formes onomatopéiques, la notion de mal, lui-même, rime ou résonne dans la langue française avec la séquence signifiante redondante qui insiste à longueur de mots «al», inscrite graphiquement dans la séquence signifiante /aille/ reliée au risque douloureux.

 

Le mal médical

 

    En effet c'est le son et le couple de lettres «al» qui expriment dans nos mots le mal que le corps médical, chargé de couper le mal (cal), désigne le plus souvent sous le terme d'origine grec «algie»:

cervicalgie, dorsalgie, lombalgie, rachialgie, gonalgie, coxalgie, pubalgie, talalgie, précordialgie, névralgie, myalgie, arthralgie, gastralgie, hépatalgie, otalgie...   

ou que l'on rencontre bien sûr dans maladie ou malaises, céphalées, hallucinations, chalazion, allergie, gale, malaria, paludisme et les multiples affections virales et rhumatismales.

 

     Ainsi la notion de mal est toute entière incluse dans cette courte séquence de deux phonèmes «al» qui n'est pas un mot, mettant donc à mal le dogme du mot ou du morphème reconnus comme plus petite unité de nos langues, car «al» constitue déjà une unité de la Langue de l'inconscient, unité dont nous allons tenter de cerner le ou les sens. En anticipant le mode de lecture qui sera exposé et développé ultérieurement, le mot ''mal'' est un ensemble phonémique et littéral associant la notion de mal ''al'' au phonème [m] ou à la lettre m isolée, liée inconsciemment soit à la matière, à l'onde ou à la Personne (trinité de Sens de ce phonème ou de cette Lettre m isolée) et le mot ''algie'' traduit la propagation (ie) du passage potentiellement dangereux (ag) du mal (al). 

    Les consultations médicales sont rythmées, comme un halètement douloureux, par cette résonance  ''al'': «, j'ai mal, je vais mal, je me suis trouvé mal, je suis de plus en plus mal, suis mal en point, mal fichu, mal-foutu», et la vie quotidienne n'échappe pas à cette musique lancinante : «il finira mal, il est mal parti, il s'y prend mal, elle va mal tourner, mal lui en prit...» 

 

    Le médecin baigne dans le bouillonnement de ce mal et ces maux, à la tête, à la gorge, à l'oreille, au dos, au ventre, aux reins... : un mal qui résonne comme la faute et le Mal et plonge dans les ténèbres religieux. L'épilepsie était appelée petit et grand Mal comme si le Malin, le Diable y participait, une sorte d'Al Caponne déchargeant ses rafales dans l'encéphale faisant défaillir la conscience et tressaillir le corps. Les cancers gardent encore ce spectre démoniaque, promesse d'enfer pour ceux qui en sont atteints ! La crainte consume le malade comme une fièvre dans les flammes de l'inflammation. Et ce n'est pas le mot «tu-meurs» qui risque de lever l'angoisse du patient dont le subconscient est sensible à la chaîne sonore des mots ! Si un Monsieur Ali Gator vient frapper à votre porte, même si son physique n'a rien de reptilien, votre vigilance risque d'être renforcée avec la crainte qu'il ne mâche pas que ces mots ! Cet ''al'' du mal résonne dans un mot apparu récemment dans l'actualité belliqueuse, celui de ''Taliban''  qui se décrypte dans la Langue de l'inconscient comme ''le haut mal de la Terre''!

 

    ''Mal'' est aussi un préfixe qui ajoute une idée négative jusqu'à inverser le sens de nombreux adjectifs ou participes employés comme adjectifs: maladroit, malaisé, malappris,  malhabile, malintentionné, malpropre, malvenu, malhonnête...  ou avec un participe : mal croyant, mal né, mal pensant, mal portant, malentendant, mal-aimé, mal-disant, mal embouché, mal-logé, mal-voyant... ou devant un substantif: maldonne, malfaisance, malhonnêteté, malpropreté, malformation, malchance, malentendu, malfaçon, malheur, malnutrition, mal pensant, mal disant, mal-blanchi, mal-aimé, mal-logé, mal marié.... voire devant un infinitif: mal-être, mal vivre, mal-loger, mal-bouffer ou mal-dormir. En ancien français l'adverbe mal utilisé avec un adjectif devient mau- devant une consonne: maudit, maussade, mauvais, mauviette, maugréer, une séquence signifiante homophone du pluriel «aux» de mal: des maux. 

 

Al  sonnerait-il l'hallali de l'arbitraire des mots ?

 

     La théorie la plus admise sur l'origine du langage accorde un rôle fondamental aux onomatopées premières. Aussi lorsqu'on tente de retrouver la provenance d'une unité de cette Langue de l'inconscient il faut rechercher de quel bruit externe ou interne corporel elle pourrait être issue. Si l'on recherche les mots du lexique français qui comportent ''al'' dans leur chaîne sonore, on découvre qu'il en existe une série en rapport avec l'exhalaison ou l'inhalation de l'air, probablement proche d'une onomatopée primitive disparue du type «hal ». Hallali nous y invite! Une interjection, un cri qui annonce la victoire imminente du chasseur sur l'animal poursuivi, survivance du cri du mâle préhistorique, probablement essoufflé lors de sa course poursuite.

 

  Pour parler, à l'oral, lors de la verbalisation depuis nos premiers balbutiements jusqu'à notre dernier râle en passant par nos longs palabres, nos allocutions, nos balivernes, voire nos altercations et algarades, le souffle de l'air, que nous inspirons et surtout expirons, joue un rôle essentiel dans la vocalisation. Ce son /al/ se retrouve modifié, mais les lettres restent bien présentes dans des mots onomatopéiques mimant des cris animaux tels le miaulement du chat et le piaulement du poussin ! 

 

   Même avant qu'homo acquiert un véritable langage, le bruit de l'air exhalé par ses poumons pouvait devenir audible car bruyant lors d'un effort ou d'une course à perdre haleine, qui essouffle et  fait haleter, un mot initié par un h aspiré qui marque la coupure du souffle. A court d'haleine l'homme respire fréquemment de manière saccadée et sonore, émettant un bruit dont «al» ou «hal» peuvent représenter une onomatopée imitative du souffle de l'air exhalé/inhalé. L'étymologie d'haleine nous fait remonter le temps jusqu'au son du cor de Roland de Roncevaux en 1100, où il est question de «lunge aleine», synonyme de souffle, un descendant évolutif du latin halare respirer.  

 

    Ce souffle «al» initie alarme et alerte, des mots que l'on peut hurler pour héler les autres et initie encore al pour appeler un correspondant, une interjection qui reste ''hallo'' en Allemagne, en Angleterre ou en Suède. Arbitraires nos mots, non mais allô, quoi !

 

      Comme l'écrit le linguiste Didier Bottineau, la parole est « ce curieux comportement par lequel ce primate que nous sommes fait ''bruiter'' l’air ambiant en mastiquant et voisant l’air expiré et produit un ''chant'' dont l’effet cognitif est réputé tout autre que celui des chants produits par d’autres espèces (si tant est que l’on en comprenne la nature)». Et la  respiration, surtout quand elle devient difficile, que ce soit lors du halètement à l'effort ou lors des derniers râles d'un mourant, fait entendre un bruit particulier souvent chargé d'émotion qui a marqué de longue date les mortels que nous sommes. L'imitation de ce bruit fut sans doute à l'origine d'onomatopées acoustiques aujourd'hui disparues en français, construites avec cet ''al'', imitation du souffle de l'air expiré, cet ''al'' qui nous apporte l'or de sa lumière dans ''oral''. L'imitation est d'autant plus facile qu'il ne s'agit pas d'un bruit extérieur à mimer mais d'un bruit naturel issu de l'appareil vocal qu'il s'agit simplement de reproduire.

 

      Il s'agit pour un linguiste qui ne veut pas se couper de la réalité biologique comme Saussure l'a osé, de se pencher sur la nature de la parole dans sa dimension motrice, sensorielle et émotive sans pré-concevoir le rôle ou la fonction du langage. Ne faut-il pas d'emblée se poser la question de savoir si la nature même de l’expérience sémantique permise par le langage ne définit pas son contenu dans les procédures signifiantes et si l'isolement de ces unités signifiantes ne doit pas  rechercher cette dimension incarnée ou corporelle de la parole humaine ? Le bruit externe ou interne mimé phonétiquement est généré très souvent par un mouvement et le cerveau humain mémorise le lien entre une séquence de la chaîne sonore onomatopéique et le concept schématique du mouvement simultané pour créer des unités phonétiques, des idéophones qu'il est plus juste de dénommer ''schémèmes'' qui, par généralisation conditionnelle pavlovienne, seront inclus inconsciemment dans des mots désignant des référents où un schème analogue est perçu par l'œil. 

 

Comme l'écrit un linguiste français, Georges Bohas, « la motivation tient à la mimophonie, ou, comme le dit Allott, à ce que, In this case, the pattern underlying the word is typically the product of the state of brain organisation that accompanies movement of the part of the body involved . Cette motivation qui tient à l’organisation même de l’être humain est le plus souvent inconsciente, et c’est pour cela qu’il est facile de « faire avaler » aux gens que le signe est arbitraire ». Voilà le fondement à la fois de la sémiogenèse (construction du sens des mots) et de la lexicogenèse (extension du lexique).

 

Il n'existe pas de Feu sans souffle, ni de Fumée sans F !

 

      Le phonème [fe] par exemple mime bien le bruit du souffle de l'homme qui veut allumer ou attiser un feu, et l'homme moderne en allumant son barbecue avec un soufflet mime le souffle du vent qui attise l'incendie de forêt. F est une consonne fricative orale, produite en contractant l'air expiratoire à travers le canal étroit labio-dental, articulée avec la lèvre inférieure et les dents de la mâchoire supérieure. Ce phonème n'échappe pas à l'anglais : to have a lot of puff (avoir du souffle).

En argot, par probable apocope de zéphyr, pour dire qu'il y a du vent, on dit : « il y a du zef », un f qui initie le vent suisse chaud des alpes, le foehn qui désigne par analogie un sèche-cheveux en suisse romande. Les régions exposées aux incendies de forêt helvètes concernent les vallées où souffle le foehn. Les rafales d'un typhon nous soufflent le sens caché de ce phonème. Et les mots vent français, wind anglais ou Wind allemand ne pas sont initiés par convention par V ou W, autres consonnes fricatives, dites orales car l'air ne s'échappe que par la bouche.

 

       Or dans le lexique ce phonème [fe], puis diachroniquement l'un des sens de la lettre F, sont bien reliés à l'élément Feu dans différentes langues européennes saxones et romanes (Fire, Feuer, Fueco, Fuego, Fogo, Focus...), un Feu physique initiant Foyer, Four, Fourneau, Flamme, Flambée, Fumée, touchant parfois le corps humain telle la Fièvre dont on devient brûlant, voire de manière imagée s'attaquant à une partie charnue de notre anatomie avec le Feu aux fesses, témoin d'une certaine chaleur poussant à la Fusion des corps ou d'un empressement à fuir. L'adage populaire confirme qu'il n'y a pas de Fumée sans F du Feu. Les Feux du Ciel allument les Flambeaux du Firmament et par métaphore deviennent ardeur traduisant notre Fougue, notre facilité de parole telle l'action d'une onde de Feu, notre Faconde, par exemple pour déclarer notre Flamme ou traduire péjorativement notre incontinence verbale. Cet excès d'énergie ou de chaleur humaine nous fait parfois péter le Feu ou la Forme, à devenir tout Feu tout Flamme, car il se propage au cerveau, mu en Feu de l'Esprit qui active nos Facultés : Ferveur, Foi, Fidèle, Félicité, Fabuleux, Fameux, Faramineux, Fantastique, Fou (du Roi), Folie, Fanatique, Fête, Festin, Faste, Feria ou Fantasia ...  Chez Voltaire au XVIIIe siècle apparaît le ''Feu Sacré'' pour évoquer des sentiments nobles et passionnés qui se communiquent entre individus, un syntagme qui ultérieurement a pris le sens d'enthousiasme et de passion que l'on retrouve dans l'expression ''être tout Feu tout Flamme''. Cette effervescence spirituelle traduisant la Faculté de comprendre et parler toutes les langues par les Apôtres du Christ, Fils de Dieu, lors de la Pentecôte est symbolisée par des Langues de Feu. Ainsi tel un incendie verbal inextinguible, le bruit [fe] du souffle pour attiser le Feu, imité par le phonème [fe] puis la lettre F majuscule, s'est propagée par analogie, métonymie ou métaphore, à d'autres mots du lexique français tel un pyromane de la lexicogenèse.

 

     Si l'on examine avec attention les assonances lexicales, on observe que cette notion de souffle est également portée par le couple de phonèmes [uf'] : insuffler, souffler, s'essouffler, étouffer, suffoquer, bouffarde, soufflet, que l'on rencontre dans l'onomatopée ''ouf'' traduisant le son étouffé produit par quelqu'un qui vient d'effectuer un effort pénible ou de supporter une souffrance ayant entraîné une difficulté passagère à respirer. En anglais le mot puff est en rapport avec le souffle et en  allemand l'air se traduit bien par Luft, et la Luftwaffe a laissé quelque traces sonores dans nos mémoires où le souffle explosif des bombes résonne encore ! De même ''pouffer'' c'est souffler soudainement comme le fait le chat ou éclater de rire pour un humain. Se gonfler d'air, c'est se bouffer. Ce souffle peut être nasal chez l'animal comme cela est inscrit dans la truffe qui désigne l'appendice olfactif et dans le mufle qui désigne la gueule, en particulier du buffle, du bœuf ou du mouflon. Par extension un visage gonflé (comme les joues gonflées de celui qui s'apprête à souffler) devient joufflu, bouffi ou boursouflé. Le verbe bouffer (manger) dérive probablement de la même image, l'air étant remplacé par des aliments. Les moufles évoquent des gants gonflés alors que le mufle ne manque pas d'air et l'on peut lui reprocher d'être ''gonflé''. L'air dynamique, le souffle, tel une bouffée d'air, semble s'être engouffré et confiné dans ce couple phonémique ''uf'' ou ''ouf'', relayé par le couple littéral ''uf'' chargé de le représenter. Un exemple supplémentaire démontrant le sens de certains sons, une sémiogenèse submorphémique qui semble être systématique pour reprendre le jargon des linguistes. Ces mots porteurs de la séquence ''uf '' sont reliés au champ conceptuel invariant de «mouvement d’air», un autre aspect de la mimophonie. 

 

Le couple consonnantique /fl/ comme nous l'analyserons ultérieurement est relié en français à deux notions, celle de flux et de chute du flux. Le souffle est une caractéristique vitale de l'homme dont la mort est signifié par un dernier souffle et l'on est en droit d'imaginer que ce n'est pas un hasard si le phonème /fe/ puis la lettre f présente dans uf et fl doivent l'émergence de leur sens inconscient au feu, allumé grâce au flux d'air du souffle.

 

 

Du halètement à la difficulté

 

      Si '''uf' semble associé à un air dynamique, la notion de déplacement difficile d'air apparaît bien attachée au couple de phonèmes [al], dont le sens s'est généralisé à la fois au déplacement qui peut faire haleter (aller vite, halage, dévaler, détaler, galoper, cavaler, s'emballer, voire haler les chiens à courir, valser, valdinguer, balancer) et à la notion de volume (d'air) : val, vallée, hall, allée, salle, valise, malle, cale, baluchon, balle, ballot, galerie, balcon, galetas, emballage, bocal, ballon, gallon, ovale, galbe... notion retrouvée inscrite en suffixe: total, global, monumental, colossal, spatial, sidéral, universalité...). C'est l'occasion de remarquer que l'une des formes verbales conjuguées du verbe aller, le subjonctif ''aille'' marque bien un risque douloureux, que l'emploi du subjonctif, appelé par un fait irréel ou incertain, laisse bien envisager: «qu'il aille au diable!», «je suis en retard, il faut que j'y aille», un subjonctif qui rime avec le populaire «se tailler»! Il en est de même pour le verbe valoir au subjonctif: «vaille que vaille», «cela n'annonce rien de bon qui vaille» !

 

      Le halètement témoigne de l'effort et l'expression «de longue haleine» confirme la nécessité de sa persévérance dans le temps, ce qui a probablement orienté le sens d'al vers la notion de difficulté et de mal, dont l'hallali et le râle sont des témoins ultimes. D'où l'usage actuel du mot ''galère'', ainsi que des mots: dédale, calcul, algèbre, spirale infernale, rafale, balle (munition), altercation, brutalité, chialer, caler, calamité, falsifier, pénal, pal, pâle, taloche, calice, calvaire, fatal … Le sens et le son des mots semblent bien liés et déjà en 1710 dans ses ''Nouveaux Essais'', Leibnitz reconnaissait qu'il y a  «quelque chose de naturel dans l'origine des mots, qui marque un rapport entre les choses et les sons et mouvements des organes de la voix ».

 

     Est-ce que cela relève du hasard ou de l'arbitraire si nous avons choisi de nommer nos voisins d'Outre-Rhin, des allemands, un nom dérivé de l'Alamanie, pays qui comprenait, au VIIIe siècle,  l'Alsace, la Suisse alémanique et le Baden-Wurtemberg. Ce mot a remplacé en français celui de tudesque. Or l'Allemagne est désignée en allemand Deutschland, en anglais Germany, en polonais Niemcy. Ainsi le «alle Mann», «tous les hommes», selon la traduction consciente germanique, résonne dans l'inconscient français avec «Magne al», le grand Mal! La langue de l'autre mérite-t-elle le nom de langue, car est qualifié barbare celui qui ne sait pas parler notre langue, supposée plus juste que les autres. Les termes langue tudesque ou teutonne désignent dans la pensée classique une langue rude, inapte au raffinement et à l'intelligence. Les Français se sont longtemps montrés méprisants en utilisant des termes qui se référaient aux anciennes tribus germaniques: ostrogoth, wisigoth (visigoth chez Voltaire), vandale, teuton, gothique, des termes péjoratifs issus des invasions barbares avec les exactions des Germains et leur supposée inculture opposée à celle des peuples dits civilisés, gréco-latins, puis gallo-romains. Ces insultes ne se préoccupaient guère de race puisque les Allemands pouvaient être associés à d'autres envahisseurs comme dans l'expression «espèce de Hun!» et certaines perdent leur motivation originelle: le vandale dès 1732 peut être un voyou, un saboteur.  Ce sont donc d'abord des insultes qui se réfèrent à l'ancienne antithèse entre le barbare et le civilisé. Lorsque l'on veut dire qu'un discours est incompréhensible, on le désigne comme de l'allemand ou du haut-allemand depuis Rabelais. Ces insultes se retr ouvent dans des termes lorrains: parler en allemand ou comme un Allemand, c'est hallemander avec un h bien expiré, c'est hachepailler. L'Allemand ou l'Alsacien devient le hachepailleur, celui qui parle comme s'il hachait de la paille, en réduisant tout mot à une sorte de bouillie pour ruminant!

 

 Du mal, de la difficulté à la dureté

 

    Pour sauter d'une notion à l'autre que tout dictionnaire rend synonyme, le pas est vite franchi: une callosité ou calus ne se nomment-ils pas aussi durillon, une dureté confirmée dans les mots minéral, cristal, stalactite, cal osseux, calcul (rénal), calcium, métal, aluminium au symbole Al, dalle jusqu'au phallus du mâle avec ses corps calleux. Le langage humain, comme l'évoquaient Anatole France et Karl Gustav Jung, aussi abstrait et sophistiqué qu'il paraît, ne serait qu'une combinaison ingénieuse de cris primitifs et d'onomatopées. Faut-il effectuer un grand écart pour passer du halètement à la salivation du chien que Pavlov a mis en exergue pour démontrer le réflexe conditionné ? Au stimulus auditif et même kinesthésique du halètement, répond sans doute une première onomatopée «al» de type mimétique qui se contente de reproduire le son émis lors de l'effort, puis ce ressenti difficile et douloureux va  généraliser son concept à la sensation tactile de la dureté et au ressenti de la douleur alors que la sensation du volume d'air inspiré et expiré va orienter la généralisation vers un second sens plus neutre, celui de volume, de la  valise à la vallée ou de la malle à la cathédrale. L'extension du lexique semble s'effectuer d'une part par analogie dans le même registre sensoriel: risque de douleur, douleur, mal pour les sensations nociceptives, dureté pour le tact, sensation d'essoufflement pour la kinesthésie voire de pénibilité, difficulté, et enfin de volume pour la vue. Toutes ces informations sensorielles sont transformées depuis leurs récepteurs sensoriels en stimuli nerveux de nature chimique similaire et le cerveau passe facilement d'un clavier sensoriel à un autre par correspondance analogique: le mot éclat par exemple qui marque une vive intensité concernera autant la perception auditive (l'éclat des cris) que la perception visuelle (l'éclat de la couleur) tout comme tinter et teinter qui passe du registre auditif au visuel. Les objets de notre environnement n'étant pas tous émetteurs de sons, le développement du langage n'est pas du exclusivement à un mimétisme sonore source d'onomatopées acoustiques mais peut aussi provenir de correspondances inter-sensorielles de type synesthésique. Comme nous venons de l'observer pour «al», fragment sonore mimétique de l'halètement, la notion de difficulté puis dureté s'y trouve associée, ainsi que le concept de déplacement et de volume, notions qui pourront ensuite se généraliser à d'autres mots indépendamment de toute notion de bruit. 

 

Le jeu énigmatique des signifiants 

      L'Epée, nommée parfois alfange ou palache, est Symbole du Verbe et si Escalibur porte cet ''al'' de la dureté, le nom de l'épée de Roland, Durandal, semble nous indiquer que «dal» est en «dur» (or comme nous le constaterons al et d peuvent chacun avoir ce sens inconscient de dureté). De même la péridurale, mot construit avec le préfixe grec péri- et l'adjectif dural, issu de dure-mère, semble nous annoncer que cette anesthésie utilisée lors de l'accouchement fait «périr-le-dur-râle» de la mère. Cela met en évidence que dans le choix des phonèmes d'un mot se réalise souvent des rapports associatifs appelés connotations sémiotiques qui ouvrent un large champ de productions lexicales que la linguistique officielle exclut de son étude comme anomalies: poésie, jeux de mots, slogans... car elle accorde un crédit exclusif à l'unique fonction de communication qui transforme la langue en simple moyen transmetteur d'informations et oublie que toute langue joue avec les signifiants engendrant une limitation de l'arbitraire de ses signes, des signifiants dont Lacan dans ses Ecrits a toujours affirmé la suprématie. Du malaise vagal au syndrome de Stendhal résonne toujours cet «al» du mal.

    Les lapsus et les jeux de mots, considérés comme hors langue, sont autant d'index pointés vers le système qui a permis leur survenue et révèlent les associations inconscientes que les signifiants inspirent ou suggèrent. La linguistique ne se demande pas, si le sens, le concept ou signifié, aurait pu exister sans signifiant qui, aussi superficiel qu'il semble être, n'en n'est pas moins celui qui signifie et fait être le signifié... et donc le signe, car c'est lui qui l'engendre. Le sens ne peut exister sans le signifiant qu'il convient d'analyser pour comprendre comment il génère du sens, un sens qui en porte la marque, la griffe et bien davantage comme la suite de ce livre le mettra en exergue.

 

    Faut-il négliger tout le champ de la psychanalyse où Freud, Lacan, et bien d’autres, se sont, depuis toujours, employés à montrer que c’est à coup de paronymies, d’homonymies, de rébus et de procédés apparentés que s’exprime un sujet qui est celui du désir, et donc l’inconscient lui-même qui, par la voie/voix de la connotation sémiotique, laisse entendre (ou plutôt écouter), lui aussi, les mots sous les mots, les phrases sous les phrases, les discours sous les discours, bref la parole du signifiant «à l’état pur». Mais les correspondances conscientes entre les signifiants sont très rares et représentent moins de 1% des correspondances que la Langue de l'inconscient permet de saisir!    Chaque langue par la singularité de la forme ou l'arrangement des sons qui la composent est un système où chaque signifiant se trouve pris dans les réseaux associatifs de la connotation sémiotique ce qui lui confère le pouvoir de «parler par lui-même» sans se contenter de transmettre. Mais si Saussure lui-même avait déjà bien compris que le système engendrait une motivation relative, les Poètes dans leurs œuvres élargissent le champ de cette connotation sémiotique aux associations suggérées non seulement par la composition morphématique des signifiants mais aussi à celles que suggèrent les sons ou phonèmes eux-mêmes car la Poésie est le lieu de toutes les polyphonies. 

 

    Le Poète est un orfèvre qui cisèle et polit le langage en respectant certaines contraintes formelles : le vers, la rime, la strophe pour construire des formes poétiques codifiées: ode, sonnet, ballade... et parvenir à produire certains effets musicaux ou émotifs : rythme sautillant ou pesant, sonorités inquiétantes ou comiques, harmonie ou discontinuité, etc. Ainsi le sens du poème naît de la forme autant que la forme sert le sens, et même l'usage de la majuscule pour initier chaque vers qui brave la convention ordinaire des phrases, apporte un supplément d'âme au Poème.

    Le mot poésie est issu du verbe grec poiein, qui signifie «créer». En exploitant toutes les ressources et combinaisons de la langue, le Poète invente un nouveau langage où les mots ont plus de sens et de densité que dans leur usage habituel. « Les mots que j'emploie, / Ce sont les mots de tous les jours et ce ne sont point les mêmes », écrit Paul Claudel dans La Muse qui est la grâce. La Poésie privilégie le langage à la narration, au message à transmettre, car le sens premier conscient est supplanté par la beauté et le pouvoir suggestif sonore des mots jusqu'à rechercher parfois comme Théophile Gauthier au XIXe siècle, «l'art pour l'art». Ceux qui nient le Savoir des Poètes et ne veulent se fier qu'à la linguistique scientifique devraient méditer de la relativité des connaissances scientifiques sans cesse en évolution avec une désuétude ou une obsolescence quasi programmées alors que les vers des grands Poètes traversent les siècles sans la moindre mutation!  

    Les homophonies mal/mâle ou mots/maux en français ne sont-elles que le fruit du hasard de rencontres phonétiques arbitraires de la langue ou celui de l'intelligence de l'inconscient collectif langagier ? L'homophonie mal/mâle n'a-t-elle aucune justification ? Le masculin serait-il étymologiquement porteur de destruction et d’immoralité ? Assurément non, dans la sonorité, si le mal sonne bref, percutant, incisif, il frappe, tandis que le mâle s’inscrit dans la durée et la pesanteur, il travaille à l’inscription de sa race dans le temps et l’espace qu'il ''chapeaute'' comme l'indique l'accent circonflexe actuel (l'ancienne écriture ''masle'' indiquait même que c'était un as), il travaille à la perpétuation de la vie. Cependant si le Poète affirme que la Femme est l'Avenir de l'Homme c'est qu'il lui est difficile de vanter certains aspects du Mâle et de sa virilité où cette fois mal et ire résonnent. Irascibilité, irritabilité, déchirement, virulence, tir, piraterie, pyromane, tyrannie et empire, j'en passe et des pires, car dans cette ire transpire la violence du barbare viril hirsute à ne pas confondre avec la notion de tour, retour, réflexion portée par une autre série de mots marqués par cette même empreinte[ir] phonétique : virage, giratoire, pirouette, revirement, virevolte, circulaire, cirque, circonscrire, réfléchir,  mirage, luire, firmament et même uniquement littéral pour voir, percevoir, concevoir ou miroir ! Cette bivalence sémantique existait pour ''al'' avec un sens négatif lié au mal et à la difficulté et une notion neutre de volume et de déplacement, bisémie ou ambivalence qui, nous le verrons, est une règle générale pour ces unités linguistiques de l'inconscient. 

    Pour communiquer avec le conscient, l’inconscient use de la voie des symboles, tels ceux du langage du rêve cher aux psychanalystes ; or le symbole  (symbolein = réunir) est par définition bivalent (bisémie), voire polyvalent (polysémie) : il va agir en tous domaines et à tous les niveaux possibles de manifestation. Les lettres comme les sons qu’elles reproduisent ne seraient-ils pas des symboles  qui doivent se lire comme un lien existant entre un émetteur et un récepteur (inconscient-conscient), riche de sens collectif inscrit dans le langage.

 

    Même s'il est encore bien trop tôt pour l'entendre, l'inconscient linguistique dit toujours la vérité, aussi n'est-il pas illogique d'imaginer que l'homme malade attrape, chope, ramasse une infection virale, qu'on lui a refilée, donnée, transmise tel un message entre humains, afin de virer le mal qui infecte son équilibre psychologique ! Le conflit des mots qui bloque notre programme de vie ne se résoudrait-il pas par l'exutoire des maux? 

 

     Lorsqu'on recherche l'origine d'un mot, on effectue jusqu'à présent un travail d'étymologie, qui consiste à retracer l'histoire de ce mot, à suivre son évolution dans le temps en remontant vers sa source la plus lointaine possible. Il s'agit d'une recherche intéressante qui permet, telle celle d'un détective, de plonger dans le passé pour suivre à la trace les variations de la morphologie de ce mot au cours des siècles, ses passages d'un pays ou d'une langue à l'autre, avec si possible des explications logiques sur ses variations phonologiques en particulier pour le français et les langues romanes à partir du latin, du grec voire de l'indo-européen reconstitué.

 

    Un certain Meritt Ruhlen a même cru pouvoir remonter jusqu'à quelques mots d'une langue originelle qu'il explicite dans son «Origine des langues». Mais l'étymologie et ce type de recherches se fondent sur un postulat de base: le mot est la plus petite unité de sens des langues. Or, comme déjà évoqué dès l'introduction, cet ouvrage démontrera que le mot est déjà un ensemble d'unités sensées qui, associées, forment une sorte de phrase chargée de symboliser le référent désigné. L'étymologie actuelle perd donc une grande partie de son intérêt et surtout toute prétention à remonter dans l'histoire véritable du langage humain dont les unités de sens ne sont plus les mots ni les morphèmes ni même les racines, mais des fragments construits de couples de phonèmes !  D'où l'intérêt à se pencher sur les mots les plus courts de notre langue que sont les interjections.

 

L’INTERJECTION

Elle est liée à l'expression spontanée et représente sans doute dans le langage actuel le mot le plus proche de nos cris primitifs. Le signifiant de l'interjection sonorise en quelque sorte l’expression impérieuse d’une émotion humaine et son origine est donc onomatopéique. On peut regretter la pauvreté des dictionnaires sur ces petits mots invariables, employés pour traduire une attitude affective du sujet parlant. Elles correspondent à nos voyelles qu'elles récitent ou chantent comme les notes d'une gamme chargées d'émotions.

 

Ces interjections ont en général plusieurs sens, si l’on s’en tient à leur orthographe, mais il ne s’agit pas d’une réelle polysémie car pour chaque sens la tonalité émotive du son est très différente.

Le "Ah!" français est une interjection expressive marquant un sentiment vif (plaisir, douleur, admiration, impatience...), parfois une interjection d'insistance et de renforcement (ah ! que je souffre...).

Il est évident qu’un ah de plaisir n’a pas la même tonalité qu’un ah de douleur ou d’impatience. Les langues orientales tonales jouent beaucoup sur cette variation de hauteur de son pour différencier leurs mots. Pour ce qui est du français, on peu observer que le ah de plaisir est plus long dans sa prononciation que le ah de désappointement ou de douleur, toujours cette acuité du mal.

Doublée, l'interjection ah marque la surprise ou la perplexité : Ah ! Ah ! et redoublée "Ah ! Ah ! Ah !", elle sert à transcrire le rire. Les mimiques d'accompagnement permettent de reconnaître le juste sens. "Ha !" sert à donner plus de force à l'expression ou exprime la douleur, la surprise. 

"Hé !" ou "eh !" est une interjection qui sert à appeler ou à interpeller. Le double "hé !" selon le ton exprime l'approbation, l'appréciation, l'ironie ou la moquerie.

"Oh !" est une interjection de surprise ou d'admiration, qui sert aussi à renforcer l'expression d'un sentiment quelconque.

"Ohé !" est un cri d’appel ; "holà !" modère, arrête, comme un frein vocal ; "hue !" sert à faire avancer ou accélérer le cheval.

"Hi ! hi !" marque le rire.

Ces interjections ont des variantes et des utilisations différentes selon les régions de France. De même d’une langue à l'autre la transcription des bruits et cris de ce monde varie. Leur expression accompagnée de la mimique adaptée permet de mimer l'ensemble des émotions humaines, alors que leur contenu sémantique non émotif est pauvre. Seule l’oralisation leur donne un sens.

Les écrivains font une utilisation littéraire des onomatopées et des interjections. Ces petits mots appartiennent au discours direct et apportent leur coloration spontanée aux textes artificiellement agencés, leur conférant l'apparence de la langue parlée grâce aux émotions qu'elles incarnent.

 

L'onomatopée 

      Une incarnation  originelle

Les onomatopées de la douleur ''aïe'' et ''ouille'', maintenues tels des fossiles dans nos mots actuels, sans que notre conscience remarque qu'elles témoignent encore de la douleur ou de son risque, peuvent être nommée ''algophones'', le son étant relié à la sensation de douleur. Elles ont comme référent un stimulus algique organique, qui touche le soma, la chair de l'homme. Leur motivation incarnée démontre la corporéité du langage à ses origines. Leur étude est capitale pour comprendre la structure  originelle des mots ? Non seulement elles ne doivent pas être  exclues de la linguistique et balayées d'un revers de main comme l'a fait Saussure, car pour lui elles ne correspondaient pas  ni à la dualité signifiant/signifié, ni à l'immotivation de son signe verbal.  

Dès ce stade archaïque du langage il faut considérer la trinité structurelle des mots :

  • un référent, ici intracorporel, qui est le stimulus douloureux dont la nature, l'intensité et la localisation corporelle est diverse. Ce peut-être la sensation algique d'une épine dans le pied, celle d'un corps étranger dans l'œil, la douleur constrictive d'une angine de poitrine ou celle en coup de poignard épigastrique d'une perforation d'ulcère d'estomac. Ainsi on constate qu'une séquence signifiante renvoie à des référents différents, mais traduit leur point commun, leur caractéristique générale qui est la sensation de douleur. Et tous les mots du lexique français qui portent cette empreinte désignent ce même référent : la sensation douloureuse (nociceptive), même lorsqu'elle évolue dans l'histoire. Ainsi le mot travail, dont l'étymologie remonte au latin populaire ''tripalium'' où résonne la séquence [al] du mal, désignait un instrument à trois pieux qui fut utilisé pour immobiliser les torturés du Moyen-Âge. Ce mot désigna ensuite l'état d'une personne qui souffre, qui a mal, un sens qu'il a conservé de nos jours en obstétrique pour désigner les douleurs des contractions utérines lors de l'accouchement. Il s'est antérieurement généralisé aux occupations nécessitant des efforts pénibles, à celles des hommes de peine, (sur)chargés de travail, et enfin à toutes les activités de production. On pourrait factoriser cette séquence [aille] du risque douloureux : cis-, mitr-, funér-, ten-, bat-, représ-, déf-...  car notre langage a conservé sous forme fossile sa fonction d'alarme ou d'alerte qui fut certainement fondamentale pour sa survie dans un milieu hostile.
  •     Pour Saussure l'onomatopée n’est qu’un signifiant acoustique qui se confond avec le signifié, ensemble qui revoie  à un référent. Mais pourrait-on envisager qu'elle ait  déjà le statut du mot, celui d'un signe verbal canonique à double face incluant un signifié renvoyant à un concept (signifié) ? Ou encore, et c'est notre hypothèse originale, n'est-elle pas le premier modèle d'une nouvelle conception de la structure des mots, à savoir un signe toujours trinitaire avec pour ces onomatopées primaires de la douleur :
  • -  un signifiant qui est la réaction physique, un exutoire oral, bouche grande ouverte, celle de l'interjection Ah, suivie de l'émission d'une voyelle [i] fermée produite par la contraction réflexe des mâchoires. L'orthographe ''ahi'' de cette onomatopée, relevée dans le Richelet du XVIIIe siècle, témoigne de la genèse de sa structure. La variation interlinguale de cette onomatopée de la douleur révèle que ce cri n'est plus un réflexe biologique qui se limite au Ah de l'interjection mais est déjà appris, donc inclus dans le langage de l'hémisphère gauche. La nature du signe onomatopéique doit donc être a reconsidérer totalement : 
  • -   un signifié qui est la prise de conscience du référent biologique, la sensation douloureuse. Une anecdote médicale en prise directe avec la réalité du langage débutant, celui d'un petit garçon, permet d'illustrer l'intégration de cette onomatopée dans les mots ou les proto-mots. Cet enfant à l'âge de 3 ans s'est mis à ponctuer sa présence dans mon cabinet médical d'une litanie quasi-incessante de « aïe aïe aïe », sans doute en raison du souvenir de vaccinations antérieures toujours un peu douloureuses (la séquence ''ille'' de l'aiguille reflète la notion de pénétration aiguë). Les semaines suivantes il entonna sa litanie onomatopéique dès son entrée en salle d'attente, puis dès que ses parents garaient leur voiture sur mon parking et enfin dès qu'ils empruntaient la route qui y conduisait. Il reste pour moi le Petit Prince de l'onomatopée d'autant qu'il habitait à La Belle Etoile, un lieu-dit proche de Besançon. Son anticipation consciente du risque douloureux, telle une succession de stimuli conditionnant, montre le caractère différé de cette onomatopée qui n'est plus une réaction immédiate à une sensation douloureuse, mais signale à distance dans le temps et l'espace le risque de douleur. 
  • - un référent qui n'est plus coupé ni du signifiant ni du signifié puisqu'il est même ici intracorporel, incarné, une sensation douloureuse apte à à pénétrer ou à renverser. 
  •     En écoutant bien la suite sonore de sa plainte, on peut même y entendre [aïe ia iaille] avec la séquence phonétique [ia] qui possède deux sens inconscients : crainte et propagation. Ainsi le souvenir de la notion de douleur pénétrante ou renversante s'accompagne d'une émotion de peur anticipée, la crainte de douleur. A l'algophone [aï] s'ajoute un phobophone [ia] : la suite [aille ia iaille] est donc déjà un message pluri-informatif avec une évolution du référent qui passe de la sensation de douleur au souvenir de cette sensation puis à son appréhension craintive. Cette onomatopée a bien le même statut que n'importe quel mot puisqu'elle permet d'évoquer une sensation et une émotion en l'absence de l'objet extra-linguistique initial à l'origine de la douleur.
  •  
  • Le séquences signifiantes et signifiées de l'onomatopée
    1.     Une autre émotion, celle du dégoût ou du mépris, s'exprime par les onomatopées ''pouih'' ou ''pouah'' où, cette fois, ce n'est que le phonème [p] ou la lettre p qui le désigne inconsciemment. Si la fricative F symbolise le Feu car son articulation mime le souffle humain pour l'allumer, le phonème [p], consonne labiale, s'articule dans pouih ou pouah en retroussant la lèvre inférieure qui s'abaisse comme pour amorcer un crachat. Ce phonème a envahi le lexique pour y exprimer une notion péjorative de bassesse avec connotation de mépris, de dégoût, de répugnance L'homme du petit peuple, celui de la populace, n'est qu'un pion méprisable repoussant. "T'es vilain comme un pou et sale comme un peigne". Quelle peute! (vilaine en comtois). 
    2.       Ne suffit-il pas d'écouter la liste de mots (non  exhaustive) qui suit où l'écho redondant de [p] retentit et rebondit comme dans une caisse de résonance du mépris ou de la répugnance avec un symbolisme phonétique qui détruit le dogme de l'arbitraire des mots. Si l'on récite à haute voix cette série de mots avec la moue du dédain méprisant, disparaît le dernier doute sur l'existence d'un symbolisme phonétique:
  1.  
  2.     potron, pétrus, popotin, pétard, panier, postérieur, puant, pustuleux, putride, pourriture, pouilleux, pus, pet, pine, pipe, pompier, pisse, pute, poule, porno, purin, pourceau, pécore, porc, poubelle, dépotoir, pestilence, empester, pernicieux, répugnant, repoussant, turpitude, crapulerie, empoicré, parasite, pou, puce, morpion, punaise, poison, pétasse, pimbêche, pipelette, pie, chipie, peste, pouffiasse, pisseuse, pondeuse, tapineuse, gaupe, femme publique, lupanar, tripot, pègre, suspect, pervers, perfide, sacripant, crapule, fripouille, pékin, pingouin, pédale, pédé, tapette, pédant, péteux, paltoquet, picrate, pinard, piquette, picoler, poivrot, pochtron, pochard, pinté, penchant, peureux, paniqué, poltron, pétochard, carpette (une vraie), serpillière, péquenaud, paysan, pedzouille, pétrousquin, pignouf, paltoquet, piteux, panné, perdant, piétaille, penaud, épave, poisse, manque de pot, panade, purée (être dans la), pépin (il m'est arrivé un), pis (pire), pipeau (artifice), pouacre, panard, patte (enlèves tes pattes de là), pieu (lit), pageot, pucier, paillasse, paresseux, clampin, pantouflard, pinailleur, gagne-petit, pingre, rapiat, pisse-vinaigre, cupide, pouacre, salopé, pagaille, pollué, éclopé, estropié, patraque, pantelant, poussif, piètre, passable, pataud, empoté, paltoquet, dépité, potiche, potache, poireau (faire le), ventripotent, patapouf, pénible, piteux, pitre, turlupin, pasquin, impie, péché, punition, pénitence, potence, pendable, coupable, inculpé, pécheur, possédé (du démon)... pitié, j'en passe et des pires ... dans le pétrin, dans la purée, la panade, tout ça c'est du pipeau, c'est le pompon et pouih, et pouah, quel pathétique répertoire du mépris, de mal en pis ! Que des pous (individus méprisables, vils ou très laids)! Allez, au piquet les partisans de l'arbitraire ! Cette liste de 160 mots, qui peuvent tous avoir un sens péjoratif, est bien un pavé dans la mare de l'immotivation du signe ! (Nous verrons plus loin que cette lettre p possède au total trois sens inconscients).

 

      D'autres réactions corporelles sont source d'onomatopées : atchoum pour l'éternuement, une onomatopée porteuse du codon [um] dont l'un des sens inconscients est « transformation subtile et volatile qui se répand », un concept de type idéophone ou idéographe que ne renient pas ni le rhume de cerveau ni la tumeur maligne et ses métastases, ni la rumeur , la fumée ou le parfum qui embaume et encore moins la lumière de l'astre solaire ou d'étoiles lointaines qui se propage à des millions d'années-lumière ! On retrouve cette séquence idéophonique dans l'interjection ''hum'', exprimant le doute où se rencontre le second sens d'[um], celui d'une tentative de transformation subtile (par le flair : humer) pour volatiliser l'hostilité du milieu [h] . 

     Citons sans les développer l'onomatopée de la déglutition rapide d'un liquide ''glouglou'', celle qui traduit un effort bref et violent ''han'', celle qui marque un soulagement ''ouf'' ou encore celle qui  exprime la délectation de manger ''miam miam'' ou annonce qu'un mets est appétissant.

      Pour imiter ou suggérer par imitation sonore (phonomimétisme) un cri ou un bruit externe ou interne, l'humain use de nombreuses onomatopées ''d'oreille'' ou acoustiques, onomatopées issues du grec "création de mot" qui sont formées de suites de phonèmes. Elles ne sont donc plus aussi spontanées que les interjections et reposent sur une capacité fondamentale de l'espèce humaine: son aptitude au mimétisme comportemental, gestuel et langagier. L'enfant loup élevé par la horde pousse des cris en hurlant comme les loups ! 

Certains effectuent une distinction entre onomatopées primaires ou acoustiques et onomatopées secondaires ou idéophones, mais en fait la majorité des onomatopées sont pluriphoniques et chaque séquence biphonémique est déjà une brique, un codon inconscient chargé de deux sens. Il est habituel de classer les onomatopées en trois classes selon leur origine : animé humain, animé animal et inanimé matériel naturel ou artificiel.

 

Les  onomatopées peuvent ainsi provenir d’une source humaine tels: aïe, ouille, atchoum, berk, bof, brrr, couac, grrr, hem, hop, hou, hue, hum, miam-miam, ouste,  patati patata, ou  provenir d'une imitation animale tels : cocorico, coin-coin, coucou, cui-cui, hi-han, meuh, miaou, wouaf,  ou  d'imitation de bruits de la nature : bang, boum, clac, couic, crac, flic flac, plouf, paf, voire mimer les bruits d'objets humains: clic-clac, dring dring, flon-flon, pan, tut-tut, tic-tac, toc-toc, patatras, vlan, vroum-vroum…

  

    Le mimétisme est une capacité essentielle de notre espèce, la plus douée des primates, pour singer par la mimique,  par le geste et par ce qui nous est propre, la voix. Imiter le cri des animaux pour les attirer fut sans doute une acquisition précoce du chasseur primitif. Nommer un animal par une onomatopée imitant son cri est un procédé qui relève de la métonymie.

 

    A la suite de Saussure, les linguistes ont jusqu'alors affirmé péremptoirement que le signifié onomatopéique des cris se confond avec le signifiant, tels le aïe de la douleur, quoique «ouille» fasse aussi mal, avec une liaison phonétique révélant que la peur de castration masculine est inscrite dans la langue française bien avant les théories de Freud (l'un des sens insu de la lettre c est celle de coupure, section: couteau, canif, ciseau, cutter, scalpel) ! S'il est permis de nier l'importance d'un complexe de castration freudien dans le développement psychologique des fillettes, il faut être sourd pour ne point entendre les mots d'origine onomatopéiques dans le développement du langage humain et l'inconscient collectif langagier populaire. Ne suffit-il pas de placer une consonne devant ''aille'' et ''ouille'' pour rendre l'alphabet douloureux:  b ouille (coup de poing dans la bouille), c ouilles, d ouille (les doigts dans la douille), f ouille (policière), n ouille (nul), p ouilleux, r ouille, s ouille...?   Et qui peut réfuter dans les acceptions des mots énoncés l'invariance notionnelle de pénétration portée par  la séquence graphique ''ill(e)'' ? Voilà une parenthèse juste pour indiquer la présence de séquences onomatopéiques dans des mots dont l'origine onomatopéique n'est pas reconnue et pour réfuter la confusion admise entre signifiant et signifié dans les onomatopées en particulier douloureuses puisque le référent est la sensation douloureuse, le signifié sa prise de conscience et le signifiant la manifestation orale innée et apprise de la réaction à la douleur.

 

 Des mots onomatopéiques ? 

 

L’origine imitative universelle de certains mots comme les noms d'oiseau se confirme par des concordances multilinguales. Ainsi le drôle d'oiseau que nous nommons coucou est dit kokilah en sanskrit, kokkux en grec, cuculus en latin correspondant à l'imitation du cri redoublé de l'oiseau. Le succulent mot latin cuculus, représenté encore par le provençal couguou et le toscan cuculo, a subi en français, avec le temps, (va tout s'en va, mais pas « les o » !) une évolution phonétique anormale : le second c, qui aurait dû disparaître a été maintenu pour conserver au mot son expressivité, d'où le mot cocu en français moderne : mari trompé d'après les mœurs de la femelle du coucou, qui change de nid à chaque couvée ou animal à cornes d'après les quanquans (old french 1554) de la commère ou cancouaille franc-comtoise du quartier ! 

Un certain nombre de mots sont officiellement d'origine onomatopéique tels: cliquetis, trictrac, brouhaha, froufrou, aboyer, miauler, bêler, meugler, hennir, caqueter, hululer, piailler, roucouler,  coasser, croasser, couiner, cracher, gronder, renifler, racler, craquer, péter, murmurer, susurrer, chuchoter, tinter, gazouiller, jaser, vrombir, zozoter, zézayer,  etc.

Mais comme l’écrivait déjà le bisontin Charles Nodier dans son Dictionnaire des onomatopées de 1808, il faut donner de l’Onomatopée une idée plus distincte et plus précise que celle qu’on puiserait dans les vagues définitions des rhéteurs. Pour faire passer une sensation dans l’esprit des autres, on a dû représenter l’objet qui la produisait par son bruit ou par sa figure. Les noms des choses, parlés, ont donc été l’imitation de leurs sons et les noms des choses, écrits, l’imitation de leurs formes. Pour Nodier l'onomatopée est donc le type des langues prononcées et l’hiéroglyphie le type des langues écrites. 

 

Le dictionnaire de Nodier, petit chef d'oeuvre linguistique, démontre le reflet de la nature dans la voix et dans la langue. Il considère l'onomatopée comme la source unique de toutes les langues. Par exemple, pour“tinter, tintement”, Nodier écrit: “onomatopées du son de la cloche, qui ont d'heureux équivalents dans le tinnitus latin, le tintinnire italien, le tingle anglais. Pour éclat : vient du bruit d'un corps dur qui se divise avec violence quand on le crève, le fend ou le brise”.

 

Contre ce leitmotiv du mot motivé, des linguistes classiques, tel Bally font remarquer, que “tinter” suggère un son de cloche, mais“teinter” ne le fait pas ! Cette critique est déplacée pour Nodier, puisque tinter est bien d'origine onomatopéique imitative, alors qu’il ne peut naturellement pas en être le cas pour désigner les couleurs, caractères visuels! Mais si “teinter” est l’homophone de “tinter”, c'est que justement, dans le domaine visuel, on est contraint d’établir des correspondances synesthésiques. Si “tinter” fait du bruit et résonne avec le son des cloches, “teinter” c'est faire de la couleur. Le mot “éclat” qui traduit aussi un bruit intense, s’est étendu de même au domaine visuel pour signifier une couleur vive. Dans son Essai synthétique sur l'origine et la formation des langues en 1774, l'abbé Copineau met en exergue le principe de correspondances intersensorielles: « Quel que soit l'organe qu'elles affectent, les sensations agissent toujours par quelque ébranlement, quelques vibrations dans les nerfs, comparables à celles que les sons, à raison de leur différent caractère, produisent sur l'oreille. Ainsi, quoique ces sensations ne soient point perceptibles par l'ouïe, elles pourront être exprimées par des sons qui opèrent sur l'oreille à peu près le même effet qu'elles opèrent sur leurs organes propres et respectifs...» Très proche de Condillac, Copineau suppose quatre étape dans l'ontogenèse du langage humain: stade mimique (gestes), pathétique (interjections), imitatif (onomatopées) et analogique (correspondances).

Ce mimésis phonique fut l'objet de nombreuses œuvres dans le passé, tel le traité de la formation mécanique des langues de 1765 du Président de Brosses,  et de Platon à Leibnitz, le vif du débat est resté le mimèma phôn, l'imitation du sens par les sons de la voix. 

De plus en plus de linguistes admettent l’existence de sons motivés, reliés à un signifié, utilisés dans la poésie et la publicité. Par exemple la qualité visqueuse qu'on accorde au groupe phonémique "gl" existe-t-elle parce qu'on l'a généralisée à partir de certains mots (glisser, gluant, glaire, glaviot, glu, règles, sanglant, glucides, gluten...) ou parce qu'elle reflète une correspondance universelle entre certains sons et certains concepts?

Les variations interlinguales des onomatopées imitatives révèlent aussi nos difficultés d'imitation des cris d'animaux. Par exemple, au cocorico bien français répond le "kikeriki" du coq allemand ; et plus au sud le "chicchirichi" (phonétiquement kikkiri'ki) du gallinacé italien fait écho au quiquiriqui espagnol.

De même le "aïe" [aj] français résonne avec le ay [aj] espagnol ou le ahi ['ai] italien. Le au [au] allemand envoie son écho au outch anglais, plus "coincé", voisin du "ouïe" français et de son homologue "uy" espagnol. Comme d'une langue à l'autre les mots varient même pour l'imitation des cris animaux, quelques linguistes officiels déclarent que ces onomatopées sont arbitraires et que les signes linguistiques seraient donc immotivés dès leur naissance. C'est aller vite en besogne. Il suffit  pour les contredire de constater que les bandes dessinées aux bulles onomatopéiques se lisent facilement d'un pays à l'autre.

Les onomatopées acoustiques sont portées par la voix dont l'intonation, le rythme et la mélodie apportent bien d'autres renseignements sur leur sens. Lorsqu'un allemand crie "au" en grimaçant, le français comprend immédiatement "aïe". Les Poètes à la recherche d'une harmonie imitative avec  des effets rythmiques usent d'allitérations (du latin littera (lettre), des figures de style qui consistent à répéter une ou plusieurs consonnes à l'intérieur d'un même vers tel celui de Racine: «Pour qui sont ces serpents qui sifflent sur vos têtes». Les consonnes sifflantes s et f sont employées par le poète pour mimer le sifflement des reptiles. Mais à côté de ces onomatopées d'oreille ou acoustiques existent un grand nombre d'onomatopées articulatoires, pour lesquelles la relation signifiant/signifié tient au caractère articulatoire du mot imitatif tant au niveau de l'articulé du locuteur que du perçu de l'auditeur.  

Le langage vocal actuel serait-il le prolongement d'une sémantique onomatopéique, qui prend sa source dans le cri humain ou animal, mais qui se serait refroidi sous la forme de vestiges phonétiques, dont l’émotion échappe à notre conscience moderne? Darwin, inventeur du concept d’évolution biologique, adopte une position semblable pour le langage. Sa thèse est que notre usage du langage diffère en degré, et non en nature, des systèmes de signes employés par d’autres animaux. Notre langage, pensait-il, n’est qu’une extension naturelle d’un tel système primitif :

« Je ne puis douter que le langage trouve son origine dans l’imitation et la modification des divers sons naturels, des voix d’autres animaux et des propres cris instinctifs de l’homme, avec l’appui de signes et de gestes (…) sur la base d’une analogie très étendue, nous pourrions en conclure que ce pouvoir se serait tout particulièrement exercé à l’occasion de la cour entre les sexes – qu’il aurait exprimé diverses émotions telles que l’amour, la jalousie, le triomphe – et qu’il aurait servi à défier ses rivaux. Il est probable donc que l’imitation des cris musicaux au moyen de sons articulés a donné naissance à des mots exprimant diverses émotions complexes (…) n’est-il pas possible qu’un singe exceptionnellement sagace ait imité le grognement d’une bête de proie et qu’il ait ainsi prévenu ses camarades singes de la nature du danger à attendre ? Ceci aurait été un premier pas dans la formation du langage.» 

   Sur l’origine du langage, la philosophie grecque opposait les partisans de la physei, qui affirmaient que les mots sont consubstantiels aux choses, aux partisans de la théséi, pour qui la relation entre le signe et le sens est pure convention. Ce débat philosophique est partiellement réactivé en linguistique par les onomatopées et les interjections. Selon Saussure, la dichotomie signifiant/signifié n'existerait pas  les onomatopées ? Quel est le signifié de aïe, pouah, beurk, boum ou plouf? Le signifié se confond-il vraiment avec le signifiant, comme le déclare les linguistes? 

La linguistique semble avoir besoin que des médecins et des biologistes se penchent à son chevet. Dire que le signifiant aïe se confond avec le signifié aïe est une absurdité biologique : c’est la sensation de douleur (nociceptive) qui incarne le référent à l'origine de l’expression d’un cri signifiant, qui très vite chez l’enfant avant l’âge de 2 ans passe du ah spontané au aïe appris par conditionnement mimétique de la langue maternelle si elle est française ou passe du ah au au pour l’allemande. Le signifié est la prise de conscience du référent qui est le stimulus algogène, l'élément qui provoque la douleur qu'il soit interne ou externe. La grande différence de l’homme par rapport à l’animal, c’est que les mots se substituent au stimulus naturel, tel le mot loup, représentation mentale de l’image réelle du loup, et ainsi les mots remplacent le stimulus naturel comme le son de la cloche du chien de Pavlov remplace la vision de la viande ou du morceau de sucre ! Ce simple mot « loup » engendrait lors des histoires narrées dans les veillées du Moyen-Age jusqu’au début du siècle dernier une peur réelle ou suscite encore dans les contes enfantins actuels tel le Petit chaperon rouge une émotion de peur imaginaire. Mais l’homme est programmable également dans sa réponse à un stimulus naturel, par exemple douloureux, qui provoque une réponse verbale conditionnée en fonction de la langue du sujet ! L’homme est l’animal le plus conditionné de la planète, et ce n’est pas l’exemple des kamikazes japonais sur Pearl Harbor, ni celui des membres d'Al Qaïda, auteurs des attentats suicides contre le World Trade Center  qui le démentent.

 

Bla-bla-bla éblouissant ou aveuglant

 

    Le médecin généraliste, interlocuteur privilégié de l’humain en souffrance, joue souvent le rôle du confesseur d’antan. A l’écoute permanente des êtres qui expriment leurs douleurs, leurs difficultés d’adaptation, à l’écoute d’un champ métaphorique dense, le généraliste est en devoir de présumer que les mots déclarés par le malade cachent une autre vérité. Il s'agit d'entendre autrement les mots qui disent les maux, d'abord parce que le sens conscient des mots est sinon variable du moins trompeur et ensuite parce que les règles de la bienséance imposent au souffrant un bla-bla-bla

convenu.    

      Le bla-bla-bla est une onomatopée apparue en français dans les années 50 se rapportant à un discours verbeux, vide ou mensonger pour éblouir quelqu'un ou endormir sa vigilance. Il est probable que cette onomatopée relève à la fois de l'imitation du bruit que font les petits enfants à l'aide d'un index abaissant par saccades leur lèvre inférieure et d'autre part au verbe déblatérer du latin classique deblaterare, dire en bavardant à tort et à travers, verbe issu de blaterare d'origine onomatopéique.

       Le bla-bla nous fait penser aussi au cri du bélier ou du chameau qui blatère, issu du bas latin blatero, crier pour le chameau, qui a évolué en latin classique vers le sens de bavarder, babiller. On remarque que ces verbes commencent par la consonne labiale b qui approche par sa prononciation /bé/ le bêlement du mouton et par son redoublement désigne le bébé. Il  initie nombre de mots en rapport avec les lèvres et la bouche : babine, bouder, bailler, béat, buccal, boire, biberon, bol, boc, ballon, bouteille et bave, bavard, babil, balbutier, bégayer, bonimenter, bobard ... Quant au l de bl il s'agit d'une consonne latérale liquide qui initie des mots aux sens reliés au liquide : lolo, lait, limonade, liqueur, lymphe, lavage, lessive, lotion, larme, lac, lagon, lagune, loch...

Pour illustrer concrètement ce bla-bla, revenons à une histoire médicale vécue : 

Madame, appelons-la, Blanche Hable, consulte pour l’apparition d’une tâche blanche sur le côté gauche de sa langue. Malgré un traitement local, cette leucodysplasie va s’aggravant inexorablement au fil des mois. Une surveillance médicale rigoureuse est organisée et un premier prélèvement anatomo-pathologique par biopsie révèle des lésions bénignes, mais un an après le début de la maladie la lésion se cancérise. On procède à l’ablation d’un fragment de langue, puis le cancer récidivant, à une nouvelle ablation et ainsi de suite jusqu’à l’hémiglossectomie gauche totale (ablation d’une moitié de la langue).

Il fallut attendre de nombreuses consultations pour que sa demi-langue se délie et délivre ce qui la brûlait de dire. Blanche avait travaillé toute sa vie comme marchande ambulante, réussissant grâce à une langue bien pendue à vendre de la charcuterie industrielle comme de la charcuterie artisanale; elle était, avec les années, devenue reine du bla-bla, bluffant les clients naïfs par ses talents. Hâbleuse, roublarde, que de fables, de blagues et couleuvres, elle leur en avait fait avaler les éblouissant de sa verve !

Pourquoi cette tâche blanche est apparue sur la langue? Au figuré blanchir c'est disculper, innocenter. Le cerveau de Blanche a-t-il tenter de la blanchir du mal dont sa langue s'est rendue coupable, de la débarrasser d'une mauvaise réputation? On qualifie de blancs des événements ou manifestations faux ou non réalisés : examen blanc, mariage blanc, vote blanc, page blanche, tir à blanc, nuit blanche, colère blanche, voix blanche. Les mots tus mutilent et stérilisent, y aurait-il  une corrélation entre l’être et la lettre ? Les liens entre corps et mots sont légion. Ce qui est dit, le plus intime et le plus pur en nous,  ne se révèle-t-il pas dans un langage symbolique, par la maladie qui dit le mal, qui l'incarne dans le le corps pour tenter une transformation ou un l’ajustement ?.

Cette langue blanche qu'elle avait eu bien trop longue, chargée de ses mensonges quotidiens, elle se la mordait pour se repentir d'avoir menti à longueur de journée. Les liens métonymiques que le français tisse entre la langue, organe musculeux charnu, et la langue, système de signes vocaux et graphiques, utilisé par un groupe d'individus pour la communication, n'ont rien d'arbitraires ! Et les Langues de Feu de la Pentecôte, Symboles de la descente de l'Esprit-Saint reliés à une langue universelle, témoignent de l'incarnation du Verbe. Cette idée est exprimée par Saint Jean dans le Prologue de son évangile « le Verbe s'est fait chair ». Et si l'anglais et l'allemand usent de deux noms différents pour désigner ces langues charnelle et spirituelle, l'inconscient collectif français a maintenu l'identité commune du latin pour souligner la corporéité du langage. Par l'homophonie française chair/chaire l'inconscient nous fait entendre que même les langues élaborées des religieux et des professeurs sont bien incarnées. De même l'homophonie mots/maux devrait nous faire entendre que la maladie n'est qu'un langage qui s'affiche sur l'écran de la peau ou s'inscrit dans la chair pour exprimer ce qu'on a du mal à dire. Pour l'un des maux les plus courants, le rhume, la langue le qualifie de ''cerveau'', une locution populaire qui n'a de naïf que l'apparence car derrière le rhume on peut humer ou présumer que l'écoulement ''rhée'' (d'origine grecque) de la rhinorrhée écoule une morve qui liquide au sens propre et même sale (!) une hostilité répétée (rh). Comme le coécrivaient  en préambule d'un article ''De la dépression à l'immunodépression'' le Professeur J.L. Dupont, Chef de Service de Médecine Interne du CHU de Besançon et le Professeur P. Humbert, Chef de Service de Dermatologie : Il y a bien longtemps que les hommes ont concilié l'immunité et le psychisme dans de nombreux aphorismes passés à la postérité. Et ils n'avaient certainement pas tort, dans la mesure où de nombreux faits suggèrent que le stress et les phénomèmes dépressifs perturbent l'équilibre immunitaire. » Les malades montrent quotidiennement l'authenticité d'une telle relation, lorqu'ils allèguent le rôle d'un traumatisme pychologique, d'une difficulté d'adaptation à l'environnement à l'origine d'un herpès labial, d'un zona, d'une crise d'asthme ou d'une poussée évolutive d'une maladie inflammatoire chronique.

Le son bl, marque de son empreinte trouble la duplicité du langage : hâblerie, fable, bla-bla, blague, bluff, blouser, qualifiant la double langue de notre marchande dont la mémoire coupable a tenté de se débarrasser par ce blanchiment lingual. Le français parle de langue double, envenimée, fausse, flatteuse, médisante, venimeuse, vipérine, de langue de traître.

La culpabilité induite par ses blablas mensongers colportés par sa diable de langue semble être parvenue à la lui faire condamner. La puissance du conditionnement verbal de l'homme dont les champs sémantiques s'entrecroisent ou se superposent est telle que le qualificatif coupable qui renvoie dans notre mémoire collective à la hache du bourreau ou la lame de la guillotine peut désigner symboliquement un organe que la lame du bistouri du chirurgien se chargera de couper! Après cette série d'interventions/ablations, la moitié droite de  la langue de notre chalande est maintenant maladroite, et blessée, provoque un blèsement, avec émission parfois de sifflements.

 Sigmund Freud, qui s'est battu toute sa vie pour tenter d'imposer ses concepts sur l'inconscient,  est mort (ou s’est tu) d’une leucoplasie buccale qui a aussi dégénéré en cancer, opéré en vain à de nombreuses reprises ! Cette troublante histoire de langue blanche ne nous interpelle-t-elle pas ? Où bl a t-il pris sens ? Certainement pas dans les aires du langage du cerveau gauche par nature conscient. L’hémisphère droit, appelé silencieux car sans accès direct au langage oral, ne camouflerait-il pas un code insu dans nos mots conscients ? Si l'on se penche sur les mots du lexique français qui comportent cette séquence ''bl'',  il devient rapidement évident qu'elle porte un double sens: L

  • bl marque soit l’éblouissement, soit l’aveuglement
  •  

  Cette ambivalence sémantique est source d’une ambiguïté permanente inconsciente. Eblouissement et aveuglement sont deux concepts parfois synonymes, semblables : lorsqu’on est ébloui, on est bien aveuglé, dans le noir (black). Mais l’éblouissement, c’est aussi l’émerveillement, la fascination, la brillance ou l’éclat, c’est-à-dire l’inverse de l’obscur ou du noir du monde de l’aveugle ou de l’aveuglé.

 

      L’éblouissement par reflet de lumière est la caractéristique de nombreux mots tels blanc, blond (onde éblouissante) ou blé, tandis que l’aveuglement, est évident en allemand, car blind signifie aveugle, comme en anglais. Les histoires de blondes écervelées contées en France depuis quelques années sont sans doute en rapport avec l’influence croissante de l’anglais ou bl au sens d’aveugle est prédominant. Le vent de sable et le marchand de sable ne nous ferment-ils pas les yeux  comme le blizzard? La publicité, nouvelle forme de diable, n’a-t-elle pas ce double pouvoir d’éblouissement et d’aveuglement secondaire ?

Cette histoire clinique apporte une confirmation supplémentaire de notre aptitude au mensonge et réalise un premier exemple du  double sens inconscient de certains sons de notre langue. 

« La vérité est comme le soleil. Elle fait tout voir et ne se laisse pas regarder en face ».Victor Hugo

     Cette bivalence sémantique est source d’une certaine ambiguïté qui caractérise un double langage inconscient. Le couple de phonèmes bl semble avoir  pour origine les trémulations des babines du chameau ou du bélier, et les secousses labiales provoquées par l'enfant,  mouvements sans émission d'un vrai discours, vides de paroles, et il semble logique de penser que ce lien entre mouvements labiaux et son bl se soit  généralisé au bla-bla, au parler pour ne rien dire ou pour tromper l'autre expliquant sa présence dans de nombreux mots de tromperie orale: fable, hâblerie, bluff, doubler, roublardise. Ce trouble de la compréhension de la victime «blousée» ou doublée par le langage s'est élargi au domaine visuel par analogie : l'excès de lumière qui trouble la vue, remplace l'excès de paroles qui trouble la compréhension. Cette intersensorialité, ce passage d'un champ sémantique sensoriel de l'audition à la vue est rappelé par les expressions populaires: écoute-voir ou dis-voir. Quant au  transfert de sens de la vue à l'idéation, maints mots français nous le dévoilent : percevoir, concevoir. De même entendre c'est aussi comprendre.

       Ainsi l'aveuglement/inaptitude se généralise à l'ensemble du corps dans la faiblesse ou se localise dans une blessure. Avoir des éblouissements peut avoir une origine interne et le blessé, qui perd son sang (blood anglais ou Blut allemand) devient blême ou blafard. Lorsque le discernement est troublé que l'on s'est fait doubler par quelqu’un, on peut se faire traiter de  blet, bleu, blanc-bec et lorsque la mémoire défaille c'est l'oubli.

     L’éblouissement lumineux caractérise de nombreux mots tels blanc, blond (onde éblouissante) ou blé. La blatte, l’omble et l’ablette doivent leurs noms à leurs reflets éblouissants. L’aveuglement est évident en allemand, car blind signifie aveugle comme en anglais ! Ce trouble visuel  est inscrit dans les mots où la vue n’est pas sûre : semble, double, ressemble, ensemble... De même le blizzard et le sable sont aptes à aveugler ou à troubler notre vision : le vent de sable et le marchand de sable nous font fermer les yeux !

          Les habits, qui dissimulent les corps en les uniformisant, rendent semblables ceux qui s’en affublent (blouse, bleu, tablier, blouson, blazer, blue-jean, chasuble, ensemble. La blaude est la  blouse comtoise.

 

    A l’inverse -aBLe construit avec le préfixe privatif «a», marque la perte de l’aveuglement ou de l’inaptitude ; il signifie apte correspondant au latin abilis, d’où capaBLe (aptitude = suffixe –aBLe).

 

      La recherche linguistique actuelle lexico-cognitive s'est intéressée aussi depuis une dizaine d'années aux mots en ''bl'' du lexique anglais initiés par ce couple littéral. Le travail de Lise Argoud lui a permis d'observer que 32 % des mots en ''bl-'' anglais ont au moins un sens renvoyant à la notion de VISION / LUMINOSITE que l'on peut rapprocher des sens du bl français ; mais les chercheurs en linguistique, encore soumis au dogme du signe arbitraire du fondateur d'une linguistique des mots ''conscients'', ont beaucoup de difficulté à s'extraire de ce carcan conceptuel et n'en sont encore qu'à un stade préliminaire quand ils abordent la sémantique submorphémique.

 

     Tout était cri comme l'annonce le titre de ce premier chapitre. Ce fut le cas du langage des premiers hominidés, mais comme le démontre la litanie d'aïe et d'ouille toujours présente dans le lexique français actuel comme signaux inconscients de la douleur, cette étape archaïque biologique du langage a laissé son empreinte fossilisée dans nos mots où tout est écrit encore à notre insu. Pourquoi cet aveuglement et cette surdité consciente ? Dans le chapitre suivant il s'agira de tenter d'en comprendre la raison.

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