Le condionnement des mots
Langage naturel ou conditionné ?
a) Le réflexe conditionné
En 1878, Claude Bernard signale l’origine psychique de sécrétions comme la salivation du cheval en présence d’avoine, notion déjà populaire que traduit l’expression «l’eau me vient à la bouche» à la vue d’aliments savoureux. Le contenu de cette expression populaire est confirmée par la Langue de l'inconscient car la lettre b minuscule est associée à l'ensemble des mots où la bouche est évoquée : boire, biberon,, boisson, bibine, bar, buvette, bistrot, becqueter, banqueter, bouffer, bave, bavarder, baratiner, babil... et également à l'élément eau : baille, bouillon, buée, baptême, bain, se baquer, bac, bassin(e), baignoire, lavabo, buanderie, boue, bouillasse, bourbe, barque, bateau, bâtiment, bélandre, barge, embarcation, bouée, flibuste, ...
En 1888 Charles Richet distingue à coté des réflexes innés naturels, des réflexes acquis, psychiques tels le tremblement du chien à la vue du fouet, motivé par la peur. L'inconscient linguistique français le sait et associe le couple de lettres tr à l'émotion peur: trouille, trac, trembler de peur, pétrifié, transi de peur, tressaillir, pleutre, poltron, transe, trouble, stress...
Ce sera Ivan Petrovitch Pavlov qui développera la notion de réflexe conditionné : si l’on fait entendre à un chien, avant de lui donner de la nourriture, le son d’une cloche, on constate après avoir répété plusieurs fois cette conjonction, que la simple audition de la cloche provoque chez l’animal une sécrétion de salive. Le maintien de ce réflexe conditionné nécessite sa répétition et son renforce-ment est obtenu par la récompense «nourriture». L’absence de récompense comme le temps écoulé entre deux présentations du stimulus conditionné (le son de la cloche par exemple) aboutissent progressivement à une extinction du réflexe conditionné.
Simple en apparence, le réflexe conditionné est à l’origine du dressage animal et du condition-nement humain. Les stimuli conditionnés sont considérés comme des signaux anticipés et le réflexe conditionné est désigné parfois comme réflexe signal, ce qui souligne son caractère adaptatif. Car le conditionnement est le mécanisme de l’anticipation adaptative.
b) Le conditionnement verbal : signe ou signal ?
Pour l’école pavlovienne, la cause initiale de tout acte se trouve toujours dans une stimulation exogène. Etendu aux fonctions supérieures, le réflexe conditionné devient psychique. Le terme réflexion, employé pour désigner l’activité idéatoire supérieure, semble le confirmer. Le réflexe conditionné « c’est la réaction de l’organisme envers le monde extérieur ».
En utilisant le terme «d’activité nerveuse supérieure» englobant l’activité psychique, c’est bien la psychologie avec le symbolisme du langage qui entre dans le champ de la méthode pavlovienne. I. P. Pavlov dans sa Typologie et pathologie de l’activité nerveuse supérieure précise que la liaison
conditionnée est une association par simultanéité. La synthèse et l’analyse des réflexes conditionnés (associations) sont, pour lui, les processus fondamentaux de notre travail intellectuel. Le langage représente un deuxième système de signalisation qui, correspondant au fonctionnement des mêmes tissus nerveux que le premier système, commun à tous les animaux, n’appelle aucune modification des interprétations physiologiques ! Sur le versant linguistique, les études sur le conditionnement de l’école pavlovienne ont prouvé que le mot ou signe, se comporte aussi comme un signal conditionnant de réactions neurovégétatives et émotives, et globalement du comportement humain. Un pont mots/physiologie, logos/soma,Verbe/Chair, commence à s’esquisser.
Le pivot de la conception pavlovienne reste la notion de signal, toute proche du signe verbal, car il ne faut guère tirer sur la sonnette pour passer de la signalisation à la communication verbale. Pavlov avait bien compris que le mot est un bruit parmi d’autres, un bruit-signal. L’animal domestiqué apprend à réagir à son nom et peut par dressage conditionnel réagir par un comportement différencié à un certain nombre de mots.
Chez l’homme, verticalisé, au flair distant du sol, le langage verbal s’est considérablement développé et le mot est devenu un bruit-stimulus prodigieux, chargé du pouvoir immense que lui confère la communication à distance, la relation sociale, la pensée et la conscience réfléchie. En même temps que vecteur d’information, le stimulus verbal (le mot) doit agir comme tout autre stimulus, sur un système nerveux soumis à des lois.
Pavlov a démontré cette dualité du langage et déclarait au congrès de Physiologie en 1932 à Rome : « Si nos sensations et nos représentations se rapportant au monde extérieur sont pour nous des signaux primaires de la réalité, les signaux concrets, le langage et notamment les stimulations
kinesthésiques allant des organes de la parole au cortex constituent des signaux seconds, des signaux de signaux. Ils sont une abstraction de la réalité, ils en permettent la généralisation ; c’est ce qui constitue notre appoint supplémentaire, spécifiquement humain, la pensée abstraite qui crée d’abord l’empirisme, acquisition de l’humanité entière, et enfin la science, l’instrument le plus élevé d’orientation de l’homme dans le monde environnant et en lui-même ». Cette conception pavlovienne souligne le parallélisme entre le langage et la réalité non verbale, celle des stimuli directs qui constituent le premier système de signalisation. Le langage est à la pensée ce que les stimuli physiques sont à la perception. C’est dans ce sens qu’il faut entendre l’expression «deuxième système de signalisation» pour définir le langage conditionné.
c) langage naturel motivé
La vue de la viande pour un chien déclenche une réaction salivaire « naturelle », mais il s’agit déjà d’un stimulus secondaire, car le réflexe salivaire primitif est déclenché par le goût de l’aliment ; la vue ou l’odeur qui sont préalablement associées au goût de l’aliment deviennent rapidement
des stimuli naturels secondaires anticipatoires. L’association neuronale cérébrale entre les influx nerveux engendrés par les perceptions gustatives, visuelles et olfactives ne s’effectue pas directement entre les aires sensorielles cérébrales de ces différentes perceptions, éloignées les unes des autres. L’association passe par le cerveau affectif, formé principalement du système limbique et des amygdales cérébrales, sièges à la fois de la mémorisation et de la motivation. La perception poly-sensorielle engendre des influx qui parviennent au cerveau affectif ; c’est leur simultanéité ou leur contiguïté temporelle qui réalise leur liaison. La motivation du chien est sa récompense nourriture, source de plaisir et d’assouvissement de sa faim.
L’acquisition du conditionnement salivaire par le signal artificiel de la cloche n’efface pas le réflexe conditionné naturel secondaire, car la vue seule du morceau de viande ou son odeur déclenche toujours le réflexe.
Les sons de la cloche comme ceux des mots sont des signifiants auxquels la mémorisation attribue une fonction de représentation, même en l’absence du référent. Le son de cloche, stimulus conditionnant arbitraire, n’est que le déclencheur apparent du réflexe salivaire ; sans conditionnement préalable, il est inapte à susciter la salivation, c’est un stimulussignifiant neutre pour un chien non conditionné.
Mais en est-il de même pour le langage ? Les mots sont-ils vraiment des signes aussi arbitraires et neutres ?
Le bruit d’un mot, le signifiant, émis par le sujet qui parle, en fait un stimulus vibratoire interne corporel, différent d’un bruit extérieur, même si le sujet est aussi à l’écoute de sa propre émission sonore. La boucle audio-phonologique, parole-oreille, joue un rôle considérable dans l’ajustement de l’émission vocale. Le son de la voix n’est pas étranger au sujet puisque c’est lui qui le contrôle. Mais est-ce vraiment un contrôle volontaire ou bien s’agit-il d’un conditionnement ? Le stimulus vocal est en fait
conditionnable, et ce à deux niveaux, à sa sortie (émission) ou après son entrée (réception).• émission :
Si l’on analyse les premières onomatopées douloureuses, celles-ci sont déjà conditionnées par la langue maternelle. En effet, dès 18 mois, un petit françai, qui subit un stimulus douloureux, crie aïe, alors que son
homologue allemand crie au. Ces deux onomatopées douloureuses commencent par la voyelle a, la plus ouverte qui permet l’évacuation rapide du souffle et se terminent en fin d’expiration par des voyelles plus fermées antérieures. Cela démontre que ces cris onomatopéiques, a priori spontanés, émis lors d’un stimulus douloureux inopiné, sont déjà conditionnés par la langue maternelle. Dans ces onomatopées douloureuses, seule la voyelle initiale ouverte reste proche du cri, dont se rapproche davantage l’interjection Ah de douleur qui rappelle le mieux le son archaïque de libération de la sensation douloureuse.
Une anecdote illustre la généralisation du aïe douloureux aux autres mots. Un enfant de deux ans ne cessait de répéter « ça y est, ça y est ! » dès qu’il pénétrait dans l’enceinte du cabinet médical et ne s’interrompait qu’à sa sortie. Avec son intonation plaintive, j’entendais « ç’aïe est ». Certes il aurait aimé que cela soit fini avant de commencer en raison du souvenir douloureux de quelque vaccin, mais son cerveau émotionnel criait aïe pour attirer la protection des parents. Cette généralisation ne semble pas l’apanage de la prime enfance, car un grand-père qui venait de perdre son épouse se plaignait vivement avec un joli néologisme, d’avoir mal aux « genouilles » ( je-nous-ouille !). Il ne s’était jamais plaint
jusqu’alors de son arthrose du genou avant la mort de son épouse !
L’émission vocale est une copie de la parole reçue qui en est le modèle et le moule. Si l’on veut en comprendre le fondement originel, il faut avoir l’humilité de redevenir un tout petit enfant pour retrouver un autre langage plus profond, issu du monde méconnu, voire ignoré, de l’hémisphère D.
• réception
Le conditionnement scolaire de l’apprentissage d’une langue s’effectue principalement par l’association d’un signifié donné (le concept) à l’écoute d’un signifiant spécifique (l’ensemble des sons d’un mot). Il s’agit d’un conditionnement linguistique qui paraît conventionnel liant l’idée qu’on se fait du référent à une chaîne sonore a priori arbitraire. Mais nous avons vu au chapitre II que les mots enfantins formés de syllabes redoublées (dodo, lolo, bobo…) font enregistrer dans le cerveau des bébés, par le fait même de la répétition syllabique, tout un code précis ob,od,ol… avec des unités à sens inconscient double. On pourrait y ajouter coco qui enseigne le couple oc du choc qui casse c l’oeuf o ou la noix (de coco).
Or, si nos dictionnaires ont un répertoire lexical (vocabulaire) comportant des milliers de mots, donc des milliers de signifiants et signifiés différents, les unités formées de couples de lettres se résument à une centaine seulement. Un nombre qui ne dépasse pas les capacités de conditionnement auditif d’un chien ! Répétées à longueur de mots, ces unités sont soumises à un conditionnement intensif, dont l’une des caractéristiques est d’échapper à la conscience, et ce d’autant plus que l’adulte veut faire entendre consciemment autre chose à l’enfant. Le cerveau conscient est sensible aux variations auxquelles il doit apporter une réponse inhabituelle, voire nouvelle et refoule dans l’inconscience les automatismes
nés de la répétition. Il en est de même pour la langue pour laquelle nous gardons une certaine conscience des unités (les mots) d’autant plus qu’ils sont peu fréquents. Dans une phrase entendue, notre conscience sera d’autant plus aiguë qu’elle renferme un mot rare ou peu courant.
Jusqu’ à dix ans, l’enfant reste plus sensible à la ressemblance des sons (l’homophonie) qu’à celle des sens (la synonymie). Le conditionnement scolaire remplace et éteint alors le conditionnement naturel par des stimuli artificiels, les mots, qui deviennent le conditionnement prépondérant ultérieur. En résumé, c’est bien dans le premier âge que tout se joue, dès les premières berceuses, et c’est au niveau du cerveau D, celui de la prosodie*, de l’intonation émotive de la voix, de la musicalité que cela est
orchestré et mémorisé.
S’il semble bien exister un langage naturel primitif, transmis de mère à enfant, depuis l’aube des temps, par la mélodie de la voix et des mots qualifiés de «bébé» par les savants des langues, ce dernier est essentiellement motivé par l’amour maternel. Il s’agit d’un Code d’Amour. Notre langue n’est pas qualifiée maternelle pour rien, car elle naît de la force de la tendresse d’une mère, de ses caresses et de ses mimiques (sourire) ainsi que de ses encouragements quand, par hasard, le bébé réussit à répéter le
redoublement syllabique juste. La motivation se renforce par la satisfaction des besoins vitaux (faim, soif) quand le message d’alarme, pleurs puis mots, se révèle adapté, pertinent. Les émotions du bébé, transmises par ses différents pleurs, puis par ses premiers mots signifiants, jouent un rôle d’alarme protectrice. Il ne faut pas s’étonner que des vestiges inconscients de ces cris d’alerte abondent encore dans notre langage adulte, d’apparence élaborée. L’évolution diachronique* de ces unités archaïques, dont certaines remontent au latin, est certainement plus lente que celle du lexique* conscient qui subit une évolution beaucoup plus rapide.
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Date de dernière mise à jour : 02/07/2021
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