Créer un site internet

Vous avez dit arbitraire ?

 

 

Cairn

 

I. Introduction

 

Notre article portera sur deux propositions contenues dans le chapitre du Cours de linguistique générale (désormais noté Cours) intitulé « la nature du signe linguistique » qui lance­ront de façon vive une polémique à la fin des années 1930. Eu égard au reste de l’œuvre saussurienne souvent considérée comme essentielle, plusieurs linguistes s’insurgèrent en effet contre l’affirmation de la non-motivation de la langue soutenue dans le Cours et celle dite « vérité première » (Constantin, 2005 : 225) de l’arbitraire du signe, considérées à tort comme un même point de vue.

Il est aujourd’hui largement connu que la constitution de l’ouvrage par Charles Bally et André Séchehaye nécessita de nombreux éclaircissements et rectifications ultérieurs. L’accès aux notes manuscrites de Saussure et aux notes critiques du Cours apportées par Robert Godel (1957), Rudolph Engler (1988, 1989), Tullio de Mauro (1995), Michel Arrivé (2000), Simon Bouquet (2002), entre autres, auront permis de donner accès à une pensée plus dialectique de l’enseignement saussurien, quelque peu figée par la visée didactique du Cours. On le sait l’une des premières critiques à l’égard des éditeurs du Cours repose sur le choix des notes sélectionnées pour la constitution de l’ouvrage.

Mais la déstructuration chronologique des cours de Ferdinand de Saussure en vue d’une présentation thématique a accentué la confusion d’un certain nombre de problèmes d’importance et a permis parfois la diffusion d’erreurs des étudiants, ou des éditeurs, quant à des notions nouvelles particulièrement complexes. Le chapitre sur « la nature du signe linguistique » est exemplaire à ce sujet.

Dès 1937, le premier linguiste français à les repérer fut Édouard Pichon. Lisant très attentivement ce chapitre du Cours, il repère plusieurs incohérences, qu’il dénonce dans l’un de ses articles majeurs (Pichon, 1937 : 25-48), avec la conviction qu’il vient de démontrer que la relation entre signifiant et signifié n’a rien d’arbitraire mais tout de « coalescent » [1] (Pichon, 1937 : 28). À la suite de cet auteur, et avec des arguments souvent similaires, Émile Benveniste contestera en 1939 les positions saussuriennes à ce propos. Charles Bally, largement impliqué dans la rédaction de ce chapitre, répondit de prime abord seul aux linguistes français (Bally, 1940 : 93-206). Finalement, l’École de Genève prit définitive­ment position [2] dans la controverse en se déclarant : « Pour l’arbitraire du signe » (Bally, Séchehaye et Frei, 1940-41 : 165-169). Ces échanges qui s’intensifièrent pendant quatre ans révèlent l’enjeu d’un débat majeur et toujours actuel. S’il est permis aujourd’hui de suivre les arguments de Ferdinand de Saussure, à la lecture de ses notes, et d’en trouver l’axiome démontré par André Martinet une dizaine d’années plus tard (en 1949), il nous est apparu intéressant de revenir sur les passages litigieux du Cours. D’une part, pour saisir les arguments des pourfendeurs de l’arbitraire du lien entre signifiant et signifié, d’autre part pour analyser les explications fournies par les éditeurs du Cours, ce d’autant que leurs erreurs, sur ce point, sont patentes. La conception du signe tant chez Édouard Pichon, que chez Charles Bally ne recouvre pas exactement celle apportée par Ferdinand de Saussure, les théories développées préalablement par les auteurs justifient en partie les enjeux de leur position contradictoire.

II. Les passages litigieux du cours

Le premier passage litigieux du Cours sur le principe de l’arbitraire du lien entre signifiant et signifié vient illustrer la définition saussurienne suivante :

 

Le lien unissant le signifiant au signifié est arbitraire, ou encore, puisque nous entendons par signe le total résultant de l’association d’un signifiant à un signifié, nous pouvons dire simplement : le signe linguistique est arbitraire. Ainsi l’idée de « sœur » n’est liée par aucun rapport intérieur avec la suite de sons s-ö-r qui lui sert de signifiant ; il pourrait être aussi bien représenté par n’importe quelle autre (Saussure, 1995 [1916] : 100).

 

Afin d’en proposer une démonstration, les éditeurs ont cru bon d’ajouter les lignes contestables (et contestées) suivantes : « À preuve les différences entre les langues et l’existence même de langues différentes : le signifié “bœuf” a pour signifiant b-ö-f, d’un côté de la frontière et o-k-s (Ochs) de l’autre » (Saussure, 1995 [1916] : 100).

Le second passage du Cours conclut également par un argument litigieux (souligné par nous en ital.) :

 

Le mot arbitraire appelle aussi une remarque. Il ne doit pas donner l’idée que le signifiant dépend du libre choix du sujet parlant […] nous voulons dire qu’il est immotivé, c’est-à-dire arbitraire par rapport au signifié, avec lequel il n’a aucune attache naturelle dans la réalité (Saussure, 1995 [1916] : 101).

 

Comme le rappelait Tullio de Mauro, « la nature du signe linguistique » présenté comme le premier chapitre du Cours reprend pourtant des éléments que Ferdinand de Saussure exposa dans son dernier cours, entre le 2 et le 12 mai 1911. Ceux-ci succédaient aux leçons transmises le 25 et 28 avril 1911 portant sur la différence entre langue et langage, désormais apparaissant dans un sous-chapitre de l’introduction du Cours. Quelques quinze jours après, Ferdinand de Saussure revenait sur le titre choisi « la langue séparée du langage » et proposait de le remplacer par le suivant « la langue comme système de signes » non repris par les éditeurs. Pourtant cette correction avait toute son importance pour comprendre l’enjeu saussurien du signe linguistique inscrit dans un système de signes oppositifs. Ferdinand de Saussure cherchait alors à établir, avant toute chose, un modèle d’analyse susceptible de dépasser les approches diachroniques et comparatives des langues. Posant l’hypothèse que la langue est un système, il la définit comme l’organisation des relations oppositives et différentielles des unités qui la composent.

Or, en conceptualisant la notion du signe, Ferdinand de Saussure se heurte à un obstacle terminologique, lié, selon lui, à la réalité même des objets en question : « C’est ici que la terminologie linguistique paie son tribut à la vérité même que nous établissons comme fait d’observation » (Saussure, 2002 : 113).

Car tout terme choisi pour désigner l’entité globale (tel qu’il les essaie : signe, terme, mot, sème) induit naturellement un glissement sémantique qui restreint la notion de signe au seul signifiant, souvent confondu de surcroît avec l’aspect matériel de la chaîne phonique, aspect qui n’appartient pas, selon Ferdinand de Saussure, au niveau d’analyse de la langue, mais plutôt à celui de la parole. Il souhaite en effet, distinguer en deux plans séparés – comme le repérera Louis Hjelmslev – la substance du signe (notamment sa matérialité) et sa forme (obtenue de l’union de la découpe arbitraire entre substance acoustique et substance conceptuelle, formant les seules unités linguistiques ou articulis de la langue), ceci afin de soutenir l’axiome selon lequel la langue est un système solidaire composé d’unités oppositives et différentielles.

Mais Ferdinand de Saussure tarde à apporter une terminologie discriminante pour dissocier signe et signifiant. En effet, à de nombreux endroits de ses écrits le terme signe est utilisé pour désigner tant l’association d’un concept et d’une image acoustique que l’image acoustique seule, et parfois le terme de signifiant renvoie au signe (comme l’ont fort bien souligné Rudolf Engler et Tullio de Mauro). Or pour Ferdinand de Saussure, le signifiant est l’image acoustique d’un signe (Saussure, 1995 [1916] : 99) tandis que le signe est « la combinaison d’une image acoustique et d’un concept » (Saussure, 1995 [1916] : 99). Seule cette association relève de l’ordre linguistique ou de la langue pour Saussure.

Cette hésitation terminologique, mais non conceptuelle, de Ferdinand de Saussure participa à obscurcir la lecture de son texte. Ce n’est que dans l’après-coup de sa leçon du 2 mai 1911, au sein de laquelle il avait énoncé ce « premier principe » ou « vérité primaire », qu’il finit par opter pour la triade signe, signifiant, signifié. La confusion préservée par l’usage du terme signe dans sa première formulation « le signe linguistique est arbitraire » (Saussure, 1995 [1916] : 100) induisait dans ce contexte des conséquences sérieuses, celle notamment de déplacer l’arbitrarité du lien entre signifiant et signifié à celui du signifiant (ou du signe) avec l’objet. Aussi le 19 mai 1911, il proposait à ses étudiants de lever l’ambigüité en nommant :

 

[…] les trois notions ici en présence par des noms qui s’appellent les uns les autres tout en s’opposant. Nous proposons de conserver le mot signe pour désigner le total, et de remplacer le concept et l’image acoustique respectivement par le signifié et le signifiant (Saussure, 1995 [1916] : 99).

 

Ceci lui permettait ainsi de remplacer la malheureuse formule « Le signe linguistique est arbitraire » par la proposition suivante : « Le lien qui relie un signifié à un signifiant est arbitraire ». Or, les deux principes fondateurs du signe linguistique – c’est-à-dire celui dit de l’arbitraire du signe et celui de la linéarité dite du signifiant [3] – furent l’objet de méprises et de polémiques.

III. Les critiques d’Edouard Pichon et d’Emile Benveniste

Partant de ces deux passages, la discussion ouverte dans les années 1930 eut une portée retentissante, en témoigne la liste des dix articles [4] qui parut successivement à la suite essentielle­ment de la publication de celui d’Émile Benveniste. Deux types d’articles se dégagent, ceux qui d’une part se centrent sur la question de l’arbitraire du lien entre signifié et signifiant, et ceux qui cherchent à inscrire la réflexion autour du signe linguistique dans une perspective plus large que nous pouvons qualifier de sémiologique. Nous nous limiterons à la seule étude du premier groupe de textes.

La lecture minutieuse et attentive d’Édouard Pichon permit de souligner les faiblesses du chapitre sur la nature du signe linguistique, nous allons l’observer. Nous ne nous réfère­rons que très peu au texte d’Émile Benveniste en ce que l’argumentaire qu’il y déploie est quasiment similaire, osons le dire, reprenant parfois Édouard Pichon [5], sans jamais le citer, bien que son efficacité fut nettement plus redoutable en raison de sa renommée. Soulignons que si Édouard Pichon démonte l’argumentaire lié à l’arbitraire du signe saussurien, c’est afin de défendre son propre cadrage théorique. Pour Émile Benveniste l’enjeu semble inscrit ailleurs, il souhaite nous dit-il « [restaurer] la véritable nature du signe dans le conditionnement interne du système, [pour affermir], par-delà Ferdinand de Saussure, la rigueur de la pensée saussurienne » (Benveniste, 1939 : 29). Aussi, son titre identique à celui du chapitre du Cours indique d’emblée le projet de réécriture des pages jugées erronées, leur correction, voire leur effacement. Ce préambule étant fait, passons maintenant à la lecture critique d’Édouard Pichon. Faisant appel à la différence des langues pour démontrer l’arbitraire du lien, avec l’exemple de bœuf et Ochs le Cours semble ignorer que l’un comme l’autre n’appartiennent pas aux mêmes systèmes et ne peuvent en ce sens être comparés. Jacques Damourette et Édouard Pichon furent les premiers à repérer l’erreur et la soulignèrent dès 1927, lors de la publication du premier tome de leur grammaire : « La faute que nous paraît soutenir ce raisonnement de Saussure est de croire à l’équipollence absolue de deux vocables appartenant à des langues différentes » (Damourette et Pichon, 1927 : 96). Dans un article publié dix ans plus tard, Édouard Pichon revenait sur ce point et le déployait davantage :

 

Il n’est pas besoin d’aller plus loin ; l’erreur de Saussure est à mon sens éclatante. Elle consiste en ce qu’il ne s’aperçoit pas qu’il introduit en cours de démonstration des éléments qui n’étaient pas dans l’énoncé. Il définit d’abord le signifié comme étant l’idée générale de bœuf ; il se comporte ensuite comme si ce signifié était l’objet appelé bœuf ou du moins l’image sensorielle d’un bœuf. Or ce sont là deux choses absolument différentes (Pichon, 1937 : 26).

 

Il repère parfaitement l’erreur qui s’est glissée dans la démonstration du Cours :

 

L’argument que Saussure croit pouvoir tirer de la possibilité de traduire les expressions linguistiques d’un idiome dans un autre se tourne en réalité contre lui. Car s’il est bien vrai qu’il y a des bœufs en Allemagne comme en France, il n’est pas vrai que l’idée exprimée par o-k-s soit identique à celle exprimée par b-ö-f. Un aplomb bœuf, un effet bœuf ne pourront pas se traduire en allemand par Ochs. Jamais ni dans le domaine du lexique, ni dans celui de la grammaire, les notions d’un idiome ne recouvrent exactement celles d’un autre idiome (Pichon, 1937 : 27).

 

En convoquant l’exemple de bœuf et Ochs pour illustrer l’arbitraire du lien entre signifiant et signifié les éditeurs du Cours contredisent en effet plusieurs des thèses saussuriennes pourtant explicites à divers endroits du Cours, et notamment au début du chapitre sur la nature du signe linguistique, où Ferdinand de Saussure, refusant de considérer les langues comme des nomenclatures, exclut qu’il puisse y avoir des idées préexistant aux mots (Saussure, 1995 [1916] : 98). Cette position maintenue dans sa leçon sur la valeur du signe linguistique constitue en soi un contre-argument à l’emploi de l’exemple de bœuf tel qu’il fut utilisé par les éditeurs : « Si les mots étaient chargés de représenter des concepts donnés d’avance, ils auraient chacun, d’une langue à l’autre, des correspondants exacts pour le sens ; or il n’en est rien » (Saussure, 1995 [1916] : 161). Réduire le signifié bœuf à sa signification – tel que le propose l’équivalence entre bœuf et Ochs dans l’exemple du Cours – récuse en effet l’idée princeps saussurienne selon laquelle la langue est un système de valeurs. Édouard Pichon qui a compris la notion de valeur saussurienne lui reproche cette confusion :

 

Saussure créateur de la linguistique synchronique, dont je vais parler plus bas ; Saussure, qui a indiqué nettement qu’à une époque donnée de l’histoire, ce qui constitue la langue des locuteurs, c’est un système de valeurs, aurait dû être le dernier à tomber dans la confusion où il s’est enlisé (Pichon, 1937 : 27-28).

 

L’on sait aujourd’hui, que ce passage est un ajout des éditeurs. De l’aveu ultérieur de Charles Bally, seul un étudiant parmi ceux sélectionnés pour la constitution du Cours fait mention de cet exemple dans ses notes (Bally, 1940 : 199). Or cet exemple, qui provient bien de Ferdinand de Saussure, illustrait non la leçon sur le « principe de l’arbitraire du signe » mais bien celui de « la valeur du signe linguistique ». Quant à la question soulevée par le rapport entre le signe linguistique et les objets du monde qu’ils sont censés représenter, Édouard Pichon apporte une remarque étonnante (soulignée en ital. par nous dans le texte) bien que compréhensible vis-à-vis de ses positions naturalistes profondes et qui alimentent, selon nous, sa résistance au premier principe saussurien :

 

Quant à l’adéquation du signe (constitué, selon Saussure lui-même par l’idée et le mot) avec la réalité elle-même, c’est une toute autre question, et qui dépasse étrange­ment la linguistique : c’est la question de l’adéquation des représentations mentales à la Réalité objective absolue (Pichon, 1937 : 27).

 

IV. Le lien de nécessité entre signifiant et signifié comme argument contre l’arbitrarité

Si Édouard Pichon a brillamment relevé les erreurs du chapitre portant sur la nature du signe linguistique, pour autant il ne perçoit pas l’innovation pourtant majeure de Ferdinand de Saussure. Il se comporte en effet, et Émile Benveniste à sa suite, comme si une fois soulignées les erreurs du Cours il en avait démontré le principe inverse. Cependant, une fois supprimé l’exemple de bœuf de la définition de l’arbitraire du lien entre signifiant et signifié, l’axiome saussurien illustré par le seul exemple de sœur est quasiment démontré. Avec les tirets graphiques insistant sur la succession des phonèmes du signifiant s-ö-r lié arbitrairement à l’idée « sœur » et l’implicite du caractère quasi isomorphe (mais il faudra attendre Louis Hjelmslev pour le formuler ainsi) des deux plans que représentent les signifiants et les signifiés d’une langue, Ferdinand de Saussure n’est pas loin de démontrer son axiome. Or Édouard Pichon aveuglé par sa propre foi en une motivation originelle du langage fondée sur la mimesis du monde, passe à côté de l’argument clé saussurien, du caractère double tant arbitraire que solidaire du lien entre signifiant et signifié, comme en témoigne le passage suivant :

 

Dès lors si l’on pose le problème comme le pose Saussure, c’est-à-dire si c’est à l’idée qu’on fait jouer le rôle de signifié, le rapport entre elle et le signifiant n’est pas contingent, n’est pas arbitraire, puisqu’il est constitutif de l’idée même. Le mot est le corps même de l’idée. L’idée de bœuf n’existe pas indépendamment de la suite phonétique [b-œ-f] (Pichon, 1937 : 26).

 

Émile Benveniste soutient, de son côté, la stricte nécessité du lien entre signifié et signifiant :

 

Le choix qui appelle telle tranche acoustique pour telle idée n’est nullement arbitraire ; cette tranche acoustique n’existerait pas sans l’idée correspondante et vice et versa. En réalité Saussure pense toujours, quoiqu’il parle d’« idée », à la représentation de l’objet réel et au caractère évidemment non nécessaire, immotivé du lien qui unit le signe à la chose signifiée (Benveniste, 1939 : 28).

 

Si Ferdinand de Saussure conçoit le lien entre signifiant et signifié comme arbitraire, signifié et signifiant n’en sont pas moins solidaires. Nombre d’auteurs se sont mépris sur ce point. Ce qui est arbitraire c’est la découpe des unités « sur le plan indéfini des idées confuses et sur celui non moins indéterminé des sons » (Saussure, 1995 [1916] : 157). Ce découpage est arbitraire mais le lien entre signifiant et signifié reposant sur une convention sociale de la langue est « solidaire » (Saussure, 1995 [1916] : 157). Il ne peut y avoir de signifiant sans signifié, à moins de renoncer au caractère systémique de la langue. La métaphore saussurienne de la langue comme une feuille de papier composée de son recto (la pensée) et de son verso (le son) en est l’illustration évidente.

 

On ne peut découper le recto sans découper en même temps le verso ; de même dans la langue on ne saurait isoler ni le son de la pensée, ni la pensée du son ; on n’y arrive­rait que par une abstraction dont le résultat serait de faire de la psychologie pure ou de la phonologie pure. La linguistique travaille sur le terrain limitrophe où les éléments des deux ordres se combinent ; cette combinaison produit une forme, non une substance (Saussure, 1995 [1916] : 157).

 

En ce sens la barre iconique du schéma du signe linguistique proposé par Ferdinand de Saussure sépare le signifiant du signifié autant qu’elle les relie. Charles Bally et André Séchehaye, qui ont ajouté à ce schéma des flèches, ont opté pour un trait plein pour l’illustration de la barre. Or, dans les notes de Ferdinand de Saussure, l’on trouve aussi une barre en pointillés, soulignant ainsi le caractère double du lien entre signifiant et signifié, tant solidaire qu’arbitraire (Saussure, 2002 :103).

Ce double caractère, arbitraire et solidaire, entre le signifiant et le signifié devient loi.

V. Charles Bally, auteur des passages litigieux du cours ?

Avant d’évoquer les raisons qui justifient, selon nous, la résistance à cette « vérité primaire » saussurienne, nous aimerions convoquer Charles Bally que nous soupçonnons être l’auteur des passages litigieux du Cours, sinon comment interpréter sa forte implication (supérieure à celle d’André Séchehaye) au cœur de ce débat ? Et celle de son interprétation toute particulière du terme de réalité ; nous allons y revenir. Ce n’est véritablement que dans son article, publié en 1940 que Charles Bally répond explicitement à la polémique ouverte par Édouard Pichon en 1937, rappelons-le. Charles Bally a pourtant publié en 1939 un article dans la même revue Journal de psychologie normale et pathologique qu’il intitule « Qu’est-ce qu’un signe ? » où il y déploie une théorie intéressante sur l’indice (élément causal) et le signe (acte intentionnel d’un signaleur). Ses propositions se rapprochent d’assez près des travaux de la future sémiologie dite de la communication, alors même qu’Éric Buyssens n’a pas encore publié son ouvrage Les langages et les discours, essai de linguistique fonctionnelle (Buyssens, 1947). L’intérêt supplémentaire de cet article repose sur le fait qu’il entraperçoit, aussi rapidement qu’il introduit sa théorisation, les limites de la portée de l’intention du signaleur (la construction d’une intention ne reposant que sur les interprétations du récepteur), comme l’opposeront ultérieurement les tenants d’une sémiologie de l’interprétation (Roland Barthes, Julia Kristeva, Anne-Marie Houdebine, entre autres, en France).

Pour autant, ce n’est donc qu’à la publication du texte d’Émile Benveniste que Charles Bally entreprend de répondre aux objections des linguistes français. Qu’Édouard Pichon publie comme à son habitude ses états d’âmes les plus fantaisistes sur les questions les plus sérieuses, ne devait pas inquiéter Charles Bally, qui connaissait bien Édouard Pichon, mais l’arrivée d’Émile Benveniste au sein du débat lui apparût sans doute beaucoup plus ennuyeuse. Il publia cette fois-ci un article dans le Français moderne intitulé : « Arbitraire du signe : valeur et signification ». Son texte n’apporte que peu d’arguments susceptibles d’éclairer véritablement le principe saussurien qui nous intéresse. Il témoigne plutôt de l’impossible que représente pour lui ce « premier principe » saussurien, bien que le défendant avec ardeur. Sa conceptualisation du terme de réalité, largement critiqué par les détracteurs du lien arbitraire entre signifiant et signifié, est en effet loin d’être convaincante :

 

Le mot arbitraire appelle aussi une remarque. Il ne doit pas donner l’idée que le signifiant dépend du libre choix du sujet parlant […] nous voulons dire qu’il est immotivé, c’est-à-dire arbitraire par rapport au signifié, avec lequel il n’a aucune attache naturelle dans la réalité (Saussure, 1995 [1916] : 101).

 

Évoquant les passages du Cours où Ferdinand de Saussure indique que le mot n’est pas la chose, Charles Bally conclut que : « […] il est bien évident que “réalité” ne désigne pas ici l’objet réel, par exemple, l’arbre que je vois en ce moment de ma fenêtre, mais le caractère logique et nécessaire d’une union fondée en nature » (Bally, 1940 : 194). Or une telle explication, pour justifier l’arbitraire du lien entre signifiant et signifié, est pour le moins personnelle, sinon obscure… La définition de Charles Bally de la réalité aurait probablement conforté les deux linguistes français que Ferdinand de Saussure confond bien la question du lien du signifié au signifiant, et celle du lien entre le signifié et l’objet (ou référent), fut-ce son image sensorielle. Le recours supplémentaire à l’arbitraire relatif, qui est bien différent du premier principe, finit de révéler combien pour Charles Bally, l’arbitraire du signe reste encore pour le moins incompris :

 

Ce caractère du signifiant a pour conséquence que le lien qui le rattache au signifié n’est pas (du point de vue statique) fondé en nature, mais est purement conventionnel, à la différence du signe motivé, dont le signifiant rappelle en quelque manière l’idée qu’il exprime : colibri est arbitraire, oiseau-mouche est motivé (cf. Cours p. 180 ss. et passim). Ce n’est pas autre chose que la distinction entre phusei et thesei du Cratyle de Platon (Bally, 1940 : 202).

 

Cette « motivation » du signe n’est que secondaire eu égard au premier principe dégagé par Ferdinand de Saussure et ne peut être mise sur un même plan. Notons toutefois, que cette tentative d’argumentation le pousse à déployer une théorisation nouvelle des notions de valeur et de signification. Il avance ébauche en effet les cadres d’une « science générale des valeurs (relevant du domaine de la langue) parallèle à une science générale des significations (relevant plutôt de la parole) » (Bally, 1940 : 194), toutes deux fondées sur le rapport qu’elles entretiennent ou non avec le référent. En ce sens il se distingue de Ferdinand de Saussure, qui écarte volontaire­ment la chose (pour reprendre ses mots) de sa réflexion [6].

Comme Charles Bally est particulièrement sensible à la question du sujet parlant, il s’intéresse à l’épineuse question du lien entre signifié, signification, valeur et référent. Il propose ainsi que seule la signification ait trait au référent. La signification reflète linguistiquement l’image sensorielle actuelle d’un référent : « C’est seulement dans la parole, dans le discours, que le signe, par contact avec la réalité, a une signification » (Bally, 1940-41 : 194). La signification (actuelle) ainsi définie s’oppose désormais à la valeur (virtuelle) d’un signe car « c’est seulement dans la langue, à l’état latent, que ce même signe déclenche un faisceau d’associations mémorielles qui constituent sa valeur » (Bally, 1940 : 195). Actualité et virtualité du signe [7] constituent ainsi un premier axe oppositif à partir duquel penser une théorie de la référence. Celle-ci appartiendrait au champ d’étude d’une linguistique de la parole, ambition non réalisée bien que programmée par Ferdinand de Saussure. Charles Bally, qui s’y intéresse principalement, parachève le repérage de l’affectif ou la trace du subjectif dans la langue, véritable objet de la stylistique telle qu’il la conçoit.

Pour en revenir à l’objet de notre préoccupation principale, soit le débat autour de l’arbitraire du lien entre le signifiant et le signifié, il faut attendre la publication de l’article « Pour l’arbitraire du signe » (Bally, Frei et Séchehaye, 1940-41 : 165-169) pour qu’enfin soit avancé l’argument saussurien de la mutabilité et de l’immutabilité du signe comme riposte au strict lien nécessaire entre signifiant et signifié. La nécessité du lien repose sur un contrat tacite de la masse parlante, ou comme la coutume la nomme, sur une convention. L’immutabilité et la mutabilité de la langue éclairant tout à fait selon eux le caractère nécessaire et arbitraire des signes de la langue.

VI. L’arbitraire du signe ou l’axiome de la double articulation par André Martinet

Pour autant ces arguments ne parviendront pas à convaincre et il faudra attendre André Martinet pour que le débat avance vers une résolution du problème. L’immutabilité et la mutabilité du signe, la langue envisagée comme un système de valeurs, ou l’union arbitraire du signifiant à l’égard de tel signifié sont des arguments loin d’être suffisants pour André Martinet, qui élabore une linguistique structurale fonctionnaliste. Fort des études qu’il mène en phonologie inspirés notamment de ceux de Nicolas Troubetzkoy), André Martinet conçoit l’importance du trait distinctif (et de fait du phonème) opposé à celle du son et partage l’idée selon laquelle la langue possède à différents niveaux une organisation cohérente. Plutôt que structure André Martinet utilise essentiellement, comme Ferdinand de Saussure, la notion de système. Toutefois il s’y réfère essentiellement en phonologie. S’il accepte l’idée qu’une langue est un système composé d’unités oppositives et différentielles tel que le propose Ferdinand de Saussure à travers sa métaphore de l’échiquier, André Martinet déplore dès 1969 que le terme structure induise chez plusieurs descriptivistes « la prédominance de l’ensemble sur les parties » (Martinet, 1969 : 12).

Plutôt que de se situer du côté du formalisme réduit « à se détourner de l’étude minutieuse des faits » (Martinet, 1969 : 12), André Martinet adopte une posture réaliste qui envisage les faits linguistiques de façon empirique, pour en déduire les lois générales. Seule selon lui l’étude de la fonction des unités des systèmes permet d’accéder aux systèmes eux-mêmes. La fonction révèle la structure latente des langues :

 

En fait, dans une langue, la structure ne se manifeste, en quelque sorte, que comme un aspect de son fonctionnement. […] La fonction est le critère de la réalité linguistique. Notre devoir est de décrire cette réalité (Martinet, 1971 [1969] : 14).

 

Cette prise de position détermine de façon essentielle la théorie martinetienne. Répondant à l’impératif épistémologique saussurien selon lequel « Bien loin que l’objet précède le point de vue, on dirait que c’est le point de vue qui crée l’objet » (Saussure, 1995 [1916] : 23), André Martinet se résout à définir la « pertinence du point de vue » à partir duquel il analysera les faits linguistiques. Il faut déterminer préalablement à toute analyse les éléments pertinents qui guide­ront leur étude :

 

Toute description sera acceptable à condition qu’elle soit faite d’un point de vue déterminé. Une fois ce point de vue adopté, certains traits dits pertinents seront à retenir : les autres, non pertinents, doivent être écartés résolument (Martinet, 2008 [1960] : 54).

 

La fonction communicative sera celle adoptée par André Martinet. Poursuivant les perspectives théoriques du Cercle de Prague selon lesquelles le langage répond à plusieurs fonctions (Jakobson, 1963) ; il estime cependant que seule la fonction communicative relève de la linguistique. Les langues possèdent des éléments dotés d’une fonction (distinctive au plan des signifiants et significative au plan des signifiés) et d’autres qui n’en n’ont pas. La fonction est ainsi introduite tant au plan de l’expression que celle du contenu. Il définit la langue dès lors comme :

 

[…] un instrument de communication selon lequel l’expérience humaine s’analyse, différemment dans chaque communauté, en unités douées d’un contenu sémantique et d’une expression phonique, les monèmes ; cette expression phonique s’articule à son tour en unités distinctives et successives, les phonèmes, en nombre déterminé dans chaque langue, dont la nature et les rapports mutuels diffèrent eux aussi d’une langue à une autre (Martinet, 2008 [1960] : 43-44).

 

La langue se trouve ainsi doublement articulée. Le premier niveau d’articulation est celui des monèmes leur fonction communicative étant significative. Le deuxième niveau introduit les phonèmes, unités à fonction distinctive, qui permettent de distinguer des signifiants et d’opposer ainsi des unités significatives. Cette notion mise au jour, André Martinet pouvait offrir une démonstration au fait que la solidarité du lien entre signifiant et signifié opposé aux autres signes du système ne peut s’expliquer que par l’arbitraire du signe :

 

Ce qui empêche les glissements des signifiants et assure leur autonomie vis-à-vis des signifiés est le fait que, dans les langues réelles, ils sont composés de phonèmes unités à face unique, sur lesquels le sens du mot n’a pas de prise parce que chaque réalisation d’un phonème donné, dans un mot particulier, reste solidaire des autres réalisations du même phonème dans un tout autre mot, cette solidarité phonétique pourra, on le sait, être brisée sous la pression de contextes phoniques différentes ; l’important, en ce qui nous concerne ici, est que, face au signifié, cette solidarité reste totale. Les phonèmes, produits de la seconde articulation linguistique, se révèlent ainsi comme les garants de l’arbitraire du signe (Martinet, 1949 : 94-95).

 

VII. Résistances à cet arbitraire saussurien : pistes de réflexions

Comment expliquer ces résistances à cette vérité première saussurienne ? D’une part, il nous faut convoquer des éléments pragmatiques. Les conditions matérielles de la constitution du Cours, les hésitations terminologiques de Ferdinand de Saussure à l’égard de la triade notionnelle signe, signifiant, signifié, les argumentaires ajoutés des éditeurs, divergeant parfois de la pensée saussurienne, sont des éléments non négligeables pour comprendre un certain nombre d’oppositions à la réception de cet axiome. D’autre part, le contexte historique des années 1930 éclaire aussi les réactions vives à cette proposition en ce que nombre de linguistes utilisent alors l’étude des faits linguistiques pour alimenter les réflexions d’autres champs disciplinaires. En témoignent les publications au sein du Journal de psychologie normale et pathologique des articles ci-dessus mentionnés. La psychologie étant l’un des centres d’intérêt d’Édouard Pichon, Charles Bally et André Séchehaye, l’arbitraire du lien entre signifié et signifiant est ramené régulièrement à la question de l’aperception de la réalité, qui concernent davantage des questionnements philosophiques, voire psychologiques, plutôt que proprement linguistiques. Or Saussure élabore un modèle théorique pour une linguistique autonome. Dans cette même perspective (tout en tenant compte de la réalité des variantes liées à la pression des contextes internes autant qu’externes), André Martinet offre une démonstration de cet axiome sans le recours à d’autres champs disciplinaires. Un autre élément d’importance est le relativisme ambiant pour reprendre la critique de Benveniste. La théorie d’Édouard Pichon et Jacques Damourette l’illustre parfaitement. Poursuivant le dialogue entre Cratyle et Hermogène, ils proposent une explication psychologique au cœur de la création du langage, récusant le lien conventionnel et le caractère social du langage. Poursuivant les inspirations théoriques des siècles antérieurs qui recherchaient les origines du monde à travers l’anthropologie, la philologie et la mythologie, Jacques Damourette et Édouard Pichon postulent que la création du langage a évolué de façon concomitante à l’histoire du peuple et de ses avancées. Le génie du peuple ou sa Weltanschauung « vision du monde » est à analyser à travers le prisme structurel de sa langue soit, selon eux, par l’étude de sa grammaire. L’arbitraire récuse selon eux l’interprétation psychologique des faits linguistiques qu’ils analysent par ailleurs.

Par la conceptualisation du signe linguistique, Ferdinand de Saussure rompt avec les considérations de l’époque qui confondaient volontiers signifiant et signe, le mot étant entraperçu comme le corps, le support, de l’idée. Avec la triade signe, signifiant, signifié Ferdinand de Saussure dégage non seulement le signifiant du signe mais il établit de surcroît une équipollence entre signifiant et signifié (que Hjelmslev qualifiera ultérieurement d’isomorphie des plans de l’expression et du contenu). Leur association ou combinaison, arbitraire, rend à chacun des deux plans une autonomie relative, comme en témoigne la conceptualisation saussurienne de la mutabilité et de l’immutabilité du signe. Or, l’autonomie potentielle du signifiant s’avère être un point central de résistances de la part de nombreux linguistes qui tendent souvent à accorder la prévalence au signifié, au plan du contenu. Pour autant, cette autonomie aura permis à d’autres champs disciplinaires d’émerger. Le signifiant est introduit cette fois-ci dans un parcours de signifiance, parcours interprétatif qui n’évacue pas la notion de signe ou de système, mais qui propose par la libération des deux faces du signe, de rechercher à partir des signifiants (de leur substance, puis de leur forme) leur signifié. Ferdinand de Saussure avait déjà prévu probablement l’éventualité d’une telle possibilité en proposant d’instaurer la Sémiologie comme science générale des signes de la vie sociale.

Plus que l’emprunter, Jacques Lacan redéfinit et institue en maître le signifiant au sein de sa théorie psychanalytique de l’inconscient. Bouleversant le schéma saussurien il propose en effet de partir de signifiants pour en parcourir la chaine signifiante afin d’y retrouver la signification manquante, signification propre à un sujet parlant, à celle de son histoire (Lacan, 1957 : 493-528).

Pour Anne-Marie Houdebine, à qui nous rendons hommage dans cet article, l’innovation saussurienne de l’arbitraire du lien entre signifiant et signifié pose de cette façon une autonomie du signifiant. Reprenant la définition du signe saussurien, elle propose dans sa pratique d’une sémiologie des indices de suivre les candidats signifiants, signifiants indiciels ou indices et de parcourir non pas le réseau inconscient d’un sujet, comme le propose Jacques Lacan, mais ceux latents des discours culturels (Houdebine, 2009 : 121-126).

La question de l’arbitraire du lien entre le signifié et le signifiant, toujours très actuelle, est injustement mais régulièrement remise en cause, notamment par les travaux portant sur le phonétisme symbolique. La pensée saussurienne se devait probablement d’être éprouvée, discutée, reniée, rejetée, comme toute pensée subversive. Le génie de Ferdinand de Saussure, fut de dégager ce principe de l’arbitraire du lien entre signifiant et signifié, celui d’André Martinet, d’en saisir les enjeux et d’en offrir une démonstration.

Références bibliographiques

Arrivé Michel, 1994, Langage et psychanalyse, linguistique et inconscient – Freud, Saussure, Pichon, Lacan, Paris, Puf.

Arrivé Michel, 2007, « Qu’en est-il du signe chez Ferdinand de Saussure, Journal français de psychiatrie, n° 29, pp. 39-41.Consulter sur Cairn.info 

Bally Charles, 1939, « Qu’est-ce qu’un signe », Journal de psychologie normale et pathologique, n° 2, pp. 161-174.

Bally Charles, 1940 « L’arbitraire du signe. Valeur et signification », Le français moderne, n° 3, pp. 193-206.

Bally Charles, Frei Henri et Séchehaye André, 1940-1941, « Pour l’arbitraire du signe », Acta linguistica, vol. 2, fasc. 3, pp. 165-169.Consulter 

Benveniste Émile, 1939, « Nature du signe linguistique », Acta linguistica, vol. 2, fasc. 2, pp. 23-29.Consulter 

Buyssens Éric, 1940-41, « La nature du signe linguistique », Acta linguistica, vol. 2, fasc. 2, pp. 83-86.Consulter 

Constantin Émile, 2005, « Linguistique générale, Cours de M. le Professeur de Saussure, 1910-1911 », Claudia Mejia Quijano (éd.), Cahiers Ferdinand de Saussure, 58, pp. 83-290.

Damourette Jacques, Pichon Édouard, 1927, Des mots à la pensée, Essai d’une grammaire de la langue française, t. I, Paris, d’Artrey.

Houdebine Anne-Marie, 2009, « Sémiologie interprétative – Sémiologie des indices », Vocabulaire des études sémiotiques et sémiologiques, in Driss Ablali et Dominique Ducard, (dir.), Paris-Besançon, Honoré Champion-Presses Universitaires de Franche-Comté, pp. 121-126.

Isaac Manuel Gustavo, 2010, « Les paradoxes de l’arbitraire, le négatif, la différence, l’opposition, dans le signe saussurien », Rivista Italiana de Filosofia del Linguaggio, n° 3, pp. 102-117.

Jakobson Roman, 1963, Essai de linguistique générale, Paris, Minuit.

Lacan Jacques, 1966 [1957], « L’instance de la lettre dans l’inconscient ou la raison depuis Freud », Écrits, Paris, Seuil, pp. 493-528.

Martinet André, 1941-1965, « L’arbitraire linguistique et la double articulation du langage », Acta linguistica, n° 8/31, pp. 89-100.

Martinet André, 1971 [1969], Langue et fonction, Paris, Denoël.

Martinet André, 2008 [1960], Éléments de linguistique générale, Paris, Armand Colin, Cursus.

Milner Jean-Claude, 1976, « Réflexions sur la référence », Langue française, n° 30, pp. 63-76

Pichon Édouard, 1937, « La linguistique en France : problèmes et méthodes », Journal de psychologie normale et pathologique, pp. 25-48.

Pichon Édouard, 1938, « À l’aise dans la civilisation », Revue française de psychanalyse, vol. 10, n° 1, pp. 5-49.

Pichon Édouard, 1940-1941, « Sur le signe linguistique, complément à l’article de M. Benveniste », Acta linguistica, 2, n° 1, pp. 51-52.


Accueil | Cours | Recherche | Textes | Liens

 

 
Centre de recherches en histoire et épistémologie comparée de la linguistique d'Europe centrale et orientale (CRECLECO) / Université de Lausanne // Научно-исследовательский центр по истории и сравнительной эпистемологии языкознания центральной и восточной Европы
 

 -- E. Pichon : «La linguistique en France. Problèmes et méthodes», Journal de psychologie normale et pathologique, 1937, Nos 1-2, p. 25-48.

 

[25]             
        La linguistique n'est pas une science très vieille. Elle a pourtant déjà couvert plusieurs étapes différemment orientées. Or, à l'heure où j'écris ces lignes, le méthodologiste peut s'apercevoir qu'un nouveau tournant se dessine nettement dans le cheminement de cette discipline : c'est sur ce tournant, au dessin duquel l'école linguistique française a eu et a encore une grande part, que j'aimerais attirer l'attention des psychologues. Ils ne se repentiront pas de me suivre, car c'est précisément par ses connexions avec la psychologie que la linguistique d’aujourd’hui se différencie et s’affirme.

         I/

        Ferdinand de Saussure, le solide et brillant maître genevois qui a marqué d'une si forte empreinte la science linguistique, a accoutumé les esprits à considérer la linguistique comme une province de la « sémiologie », c'est-à-dire de la science des signes. Ainsi énoncée cette assertion est encore reconnue par tous les linguistes. Mais nous ne pouvons plus du tout accepter la façon dont Saussure doctrinait cet englobement de la linguistique dans la sémiologie : le caractère arbitraire du signe linguistique, pièce maîtresse du saussurisme orthodoxe, me semble en effet, ainsi qu'à M. Damourette, et aussi à M. Esnault[1], l'éminent lexicographe, absolument à rejeter. Saussure n'aurait plus aujourd'hui licence d'écrire : « Le principe de l'arbi-
[26]    
traire du  signe   n'est  contesté   par personne »  (Saussure, CLG, p. 102).[2]
        La théorie saussurienne de l'« arbitraire du signe » a été exposée par l'auteur avec tant de clarté qu'on peut la résumer facilement sans risquer de l'altérer.
        Le signe linguistique, tel que le conçoit Saussure (v. CLG, p. 100), est une entité purement psychique, à double face, unissant un signifié (qui est l’idée) avec un signifiant (qui est l'« image acoustique », ou auditivo-visuelle, endopsychique du mot).
        Or ce signe est arbitraire, puisqu'un signifiant tel que [b-oè-f] n'a aucun rapport nécessaire avec son signifié. La possibilité de rendre en allemand le même signifié par le signifiant [ò-k-s] est bien la preuve de ce caractère arbitraire (CLG, p. 102).
        Il n'est pas besoin d'aller plus loin ; l'erreur de Saussure est à mon sens éclatante. Elle consiste en ce qu'il ne s'aperçoit pas qu'il introduit en cours de démonstration des éléments qui n'étaient pas dans l'énoncé. Il définit d'abord le signifié comme étant l'idée générale de bœuf; il se comporte ensuite comme si ce signifié était l’objet appelé bœuf ou du moins l’image sensorielle d'un bœuf. Or ce sont là deux choses absolument différentes.
        Saussure reconnaît lui-même (CLG, p. 99j qu'il n'y a, humainement, pas de concepts généraux préexistant aux mots. C'est grâce à l'avènement de la pensée lingui-spéculative que peuvent se constituer chez l'homme les idées abstraites, outils mentaux plus souples que les images unisensorielles ou les conglomérats d'images pluri-sensoriels de la pensée sensu-actorielle.
        Dès lors, si l'on pose le problème comme le pose Saussure, c'est-à-dire si c'est à l'idée qu'on fait jouer le rôle de signifié, le rapport entre elle et le signifiant n'est pas contingent, n'est pas arbitraire. Il est nécessaire, puisqu'il est constitutif de l'idée même. Le mot est le corps même de l'idée. L'idée de bœuf n'existe pas indépendamment de la suite phonétique [b-oè-f].
        Quant à l'adéquation du signe (constitué, selon la définition même de Saussure, par l'idée et le mot) avec la réalité elle-même, c'est une tout autre question, et qui dépassé étrangement la linguistique :
[27]    
c'est la question de l'adéquation des représentations mentales à la Réalité objective absolue.
        L'argument que Saussure croit pouvoir tirer de la possibilité de traduire les expressions linguistiques d'un idiome dans un autre se tourne en réalité contre lui. Car, s'il est bien vrai qu'il y a des bœufs en Allemagne comme en France, il n'est pas vrai que l'idée exprimée par [ò-k-s] soit identique à celle exprimée par [b-oè-f]. Un aplomb bœuf, un effet bœuf ne pourront pas se traduire en allemand par Ochs. Jamais, ni dans le domaine du lexique ni dans celui de la grammaire, les notions d'un idiome ne recouvrent exactement celles d'un autre idiome. Le fameux proverbe italien « traduttore traditore » exprime une vérité psychologique d'une importance capitale.
        Dès lors, à l'intérieur d'un idiome, l'adéquation de l'idée au mot est parfaite : le corps mémoriel [ò-k-s] fait corps avec l'idée allemande Ochs qui en est l’âme ; de même notre idée de bœuf ne peut s'exprimer que par [b-oè-f].
        De même dans des domaines plus élevés. Nous, Français, avons tout lieu de nous étonner que l'idée si simple, si une, qu'exprime le verbe pouvoir soit étrangère à l'allemand. Mais d'autre part, nous n'assimilons pas, remarque M. Masson-Oursel, l'unité de aufheben, et il y a là, nous dit cet auteur, « une des incompréhensions les plus profondes entre notre esprit national et celui de l'Allemagne ».[3]
        La confusion commise par Saussure quant au signifié apparaît nettement quand il discute (CLG, p. 104) le rôle de l'onomatopée dans le langage : il s'attend à ce qu'on le lui jette dans les jambes pour combattre sa théorie de l'arbitraire du signe, et réfute cette objection éventuelle en montrant très justement l'exiguïté du rôle réel des onomatopées dans les langues comme les nôtres. Mais toute cette argumentation en réalité tombe à faux; elle concerne les rapports de l'objet, ou du moins de l'image sensu-actorielle de l'objet, avec le « signe », mais non pas la relation du signifié avec le signifiant dans le « signe » saussuriennement défini.
        Saussure, créateur de la linguistique synchronique, dont je vais parler plus bas ; Saussure, qui a indiqué nettement qu'à une époque donnée de l'histoire, ce qui constitue la langue des locuteurs, c'est
[28]    
un système cohérent de valeurs, aurait dû être le dernier à tomber dans la confusion où il s'est enlisé.
        Pourquoi et comment la suite phonétique [b-oè-f] a-t-elle pris la valeur que nous lui connaissons, c'est une question diachronique. Dans la psychologie linguistique d'un sujet parlant, le complexe idée-mot bœuf est constitué; l'idée signifiée et le mot signifiant y sont coalescents l'un à l'autre en une adéquation parfaite et sans arbitraire.
        Saussure s'est trompé. Qu'on entende bien qu'en affirmant ceci, je ne viens point nous glorifier de notre clairvoyance en face d'un esprit de l'envergure de Saussure. Nous marchons dans des voies qu'ont méritoirement ouvertes nos grands aînés, et leurs erreurs mêmes sont souvent les mères de nos actuelles vérités. Mais enfin, l'erreur de Saussure est pour nous patente ; il est vrai que son époque et sa formation personnelle le poussaient toutes deux bien fort à la commettre.
        Sa formation, dis-je. En effet, Saussure, comme la plupart des Suisses cultivés, était, je crois, quoique romand, bilingue. Depuis l'enfance, il pouvait traduire la réalité par deux systèmes de signes, le français et l'allemand. Ceci nous explique qu'il ait pu parler de « notre sentiment très vif de l'arbitraire du signe » (GLG, p. 107). Il aurait dû ne parler que pour lui; en effet, quoi que puisse leur dire leur raison, les sujets qui composent la masse humaine normale, à savoir les unilingues, n'ont nullement le « sentiment » qu'un bœuf puisse s'appeler autrement que « bœuf », ou respectivement du nom qui a cours dans leur idiome; bien au contraire. La naïveté des enfants fait éclater à chaque instant la force de ce sentiment de nécessité, qui est justifié en ce qui concerne l'union du mot à l'idée, mais que l'absolutivisme enfantin reporte sur l'union de l'idée-mot avec l'objet réel lui-même.
        Chez les bilingues, il est vrai, il en est un peu autrement. L'adhérence entre la pensée sensu-actorielle (images sensorielles, réalisations gestuelles) et la pensée lingui-spéculative est moindre. Cette infirmité se double d'un certain degré d'altération de la limite idiomatique des idées; le bilingue s'accoutume à réagir, devant un bœuf, tantôt par Ochs, tantôt par bœuf, et acquiert le sentiment d'une équivalence absolue entre le « signe » bœuf et le « signe » Ochs, ce qui
[29]    
ne répond en réalité à la nature idiomatique ni du français ni de l'allemand, mais ce qui prête à la confusion de l'objet et de l'idée dans la notion de « signifié »[4]. L'unilingue, quand il a acquis l'usage d'une langue étrangère après que son système idiomatique était déjà formé, réagit tout autrement devant le bœuf: l'image sensu-actorielle de cet animal adhère intimement pour lui au « signe » linguistique de cet animal dans son propre idiome, et c'est à ce bloc qu'il rattache secondairement les mots qu'il sait des langues étrangères.
        D'autre part la théorie saussurienne de l'arbitraire du signe porte, malgré l’originalité de son auteur, la marque du rationalisme apriorique qui régnait encore à Genève de son temps, et dont nous aurons à reparler. L'essentiel de la théorie de l'arbitraire du signe est, nous dit Ronjat, déjà dans Condillac; cela ne m'étonne pas : elle sent son XVIIIe siècle. Et écoutons comment Saussure, qui croit que, « pour qu'une chose soit mise en question, il faut qu'elle repose sur une norme raisonnable » (CLG, p. 408), parle de la langue : lui, à qui son esprit pénétrant montre que « les sujets sont, dans une large mesure, inconscients des lois de la langue » (GLG, p. 108), il ne recule pourtant pas devant l'assimilation de la langue à une « institution sociale » (GLG, p. 33) ; c'est même l'arbitraire du signe qui lui paraît, comme à Whitney, prouver que la langue est une institution (CLG, p. 112) ; et dès lors il ne recule point devant cette pétition de principe : prendre la langue comme preuve que les institutions sociales collectives sont subies (GLG, p. 106).
        Saussure sent certes bien que la langue n'est pas une institution comme les autres (GLG, p. 113), mais cela ne l'empêche pas d'écrire que« tout moyen d'expression... repose en principe sur une habitude collective » ou (tenons-nous bien) « ce qui revient au même, sur une convention ». Et voilà. Cette manière de traiter par-dessous la jambe les problèmes de la psychologie profonde nous déconcertent aujourd'hui.
        Il nous semble que la façon dont M. Damourette et moi voyons la
[30]    
question serre de beaucoup plus près la réalité vivante. J'en rappelle l'essentiel : le signifiant (mot) et le signifié (idée) ne sont pas liés entre eux par un rapport causal, mais par un véritable rapport existentiel, si j’ose ainsi parler ; l'idée (qui est ici le signifié) est, avons-nous écrit (EGLF, § 58[5]), profondément incluse dans le mot; elle lui est intérieure, elle est en quelque sorte l'âme dont il est le corps. Ces idées, que nous avons élaborées dès longtemps et produites au jour en 1927, je suis heureux de voir combien elles sont en accord avec celles de M. Eugène Minkowski ; ce n'est pas la première fois que lui et moi avons l'heur de nous rencontrer ainsi dans nos apercevances du monde.
        Étudiant dans sa profondeur le fait général de l'expression, cet auteur, en effet, retrouve les caractères essentiels qui nous sont appa rus sur le domaine spécial du signe linguistique. L'expression, en effet, expose-t-il en un passage lumineux où il choisit pour exemple l'expression du chagrin par les larmes, n'est pas un rapport causal (p. 123) ; elle comporte entre l'exprimant et l'exprimé une différence de nature « qui postule l'intériorité d'un de ces termes par rapport à l'autre » (VUC, p. 48)[6] ; à peine y a-t-il deux termes (p. 122); 
l'expression vue par l'envers est une animation (p. 80); l'exprimé est comme l'âme de l'exprimant ; en dehors de leur contact, il n'a point d'existence; il est né pour son rôle (p. 128). Et même, pour M. Minkowski,  l'expression, qui  s'adresse toujours à quelqu'un (p. 125), serait le vrai critère « de la vie dans le monde » (p. 51); 
conception qui donnerait au langage, système d'expression ayant acquis le maximum d'organisation et de souplesse, un rôle suréminent quant à ce qu'il y a de sympathie humaine dans l'homme.
        Une intéressante discussion qui a eu lieu le 28 avril 1936 à la Société Psychanalytique de Paris, sur l'initiative de M. Charles Odier, a récemment permis à des praticiens compétents en psychologie et en psychopathologie de revenir sur l'épineuse question sémiologique du symbole. Il m'a paru à cette occasion que le signe linguistique occupait une place à part, différente de celle de l'emblème et de celle du symbole. Définissons ceux-ci. L’emblématisme,
[31]   
 
ce seront les codes conventionnels par lesquels un signifiant est attribué de façon pleinement consciente à un signifié; le symbolisme, ce sera cette correspondance par laquelle la pensée se formulera à elle-même en exprimant un signifié par tel signifiant. Cela posé, on peut remarquer que l'emblème est arbitraire, le symbole occasionnel, tandis que le mot est un signifiant constant et sur le plan synchronique, véritablement nécessaire.
        L'emblème peut être remplacé à chaque instant par un autre emblème, par la volonté de ceux qui l'emploient.
        Le symbole, au contraire, tel qu'il se rencontre, mutatis mutandis, dans le rêve, dans la névrose et dans la poésie, est profondément racine dans le psychisme de l'expresseur. Il « participe » de son signifié, comme le dit M. Odier, par une manière de parler empruntée à M. Lucien Lévy-Bruhl. Dans la pensée elle-même du sujet, il joue son rôle de signifiant, mais sans que soit claire l'escience d'une expression, je veux dire sans qu'il soit clairement su que le signifiant a un signifié derrière lui. Si la poésie a pu et peut s'exprimer par symboles, ce n'est qu'en attendant de l'appréciateur une sorte de divination. Le symbole garde toujours un caractère personnel; aussi, tout spontané qu'il est et par ce même qu'il l'est, n'a-t-il pas de liaison nécessaire avec son signifié.
        Mais le mot, lui, est aussi essentiel au fonctionnement psychique humain que le symbole et aussi social que l'emblème. Par rapport à l'individu, il est l'organe nécessaire par lequel celui-ci se formule à lui-même sa pensée lingui-spéculative, c'est-à-dire sa pensée de mode proprement humain. Par rapport à la société, il est le vecteur de l'idée dans la parole. Comme Ferdinand de Saussure semble l'avoir entrevu, dans les conditions de profondeur où siège l'expression linguistique, le caractère social commande l'immutabilité, sans quoi le signe ne serait plus clairement compréhensible dans la pratique des relations interhumaines. Mais cette immutabilité à son tour tient ses caractères de la profondeur même où l'expression s'opère. Elle se réalise non par une vague participation avec le signifié, mais, si j'ose ainsi parler, par une véritable union spirituelle avec celui-ci : car telle est la nature de la relation que nous avons saisie entre le mot et l'idée. Le signe linguistique devient ainsi par excellence l'organe social de l'expression en ce qu'elle a de plus humain.
[32]

         II

        Le mérite le plus éminent de Ferdinand de Saussure en méthodologie linguistique générale est d'avoir distingué entre la linguistique synchronique et la linguistique diachronique. Cette distinction capitale, qui est à juste titre devenue classique dans les milieux linguistiques de Paris et de Genève, n'a, si surprenant que cela puisse être, pas pénétré très rapidement dans les cercles savants d'Allemagne, puisqu'en 1931 encore, Maximilien Kuttner, dans une polémique publique[7], pouvait encore oser écrire que parler de linguistique synchronique était une « contradictio in adjecto ». Et pourtant la lumineuse distinction mise en évidence par l'esprit analytique de Saussure semble acquise définitivement à la science.
        Ce maître a fait observer, dans son Cours de linguistique générale, paru posthumement en 1916, qu'examiner les questions de langage du point de vue historique, comme on aimait jusqu'à lui à le faire presque uniquement, constituait bien l'objet d'une science, la linguistique diachronique ; mais qu'à côté d'elle, il y avait place pour une discipline qui étudiât les idiomes pour eux-mêmes à une époque donnée en tant que ces idiomes sont des « systèmes de signes » ayant, dans l'esprit des locuteurs, leur équilibre interne fait de la solidarité de toutes leurs parties : à cette discipline, Saussure donnait le nom de linguistique synchronique. Cette vue se trouvait concorder parfaitement avec la façon dont M. Damourette et moi envisagions le problème linguistique dans nos études sur le français, entreprises depuis 1911.
        Saussure, d'ailleurs, ne s'est pas contenté d'indiquer théoriquement une différence méthodologique ; il a marqué nettement la primauté de la linguistique synchronique sur la diachronique quant à leur respective importance humaine.
        « ll est évident », trouvons-nous sous sa plume (CLG, p. 131), « que l'aspect synchronique prime l'autre, puisque pour la  masse parlante il est la vraie et seule réalité.  Il en est de même pour le linguiste : s'il se place dans la perspective diachronique, ce n'est
[33]    
plus la langue qu'il aperçoit, mais une série d'événements, qui la modifient. » Autrement dit : « la diachronie n'a pas sa fin en elle-même ».
        Cela posé et acquis, quelle méthode employer pour les inventaires de linguistique synchronique? Une seule paraît possible : partir des faits pour en induire la constitution du système.
        Nous savons certes bien que cette méthode, qui a vivifié toutes nos recherches, et que nous appelons pour raisons de commodité la méthode ascendante, est directement opposée à celle qu'a illustrée si brillamment M. Ferdinand Brunot dans La Pensée et la Langue. En effet, dans cet ouvrage, les faits sont rangés, nous dit l'auteur, « d'après l'ordre des idées »[8]. C'est la méthode descendante. Entendez que l'auteur part des notions déjà existantes dans la zone la plus consciente et la plus peignée de son esprit, et recherche comment chacune de ces notions peut être rendue par la langue. « Les vingt façons de marquer la cause..., tout ce, qui concourt à l'expression de ce rapport est rapproché»; de même le but, la conséquence, l'hypothèse. Il arrive ainsi à exposer et à proposer toutes les ressources possibles « au choix de celui qui pense et parle». Personne ne voudra soutenir qu’un choix aussi conscient ait en effet lieu dans la parole spontanée, qui est la formulation même de la pensée en son mode lingui-spéculatif. Il faut donc penser que c'est à tous ceux qui rédigent, soit scolairement, soit techniquement, soit littérairement, que M. Brunot s'adresse : sa méthode, est essentiellement didactique, et comme telle elle est excellente. Aussi bien est-ce dans un ouvrage essentiellement didactique qu'il l'a employée.
        Mais en tant que méthode d'investigation scientifique, la méthode descendante ne me paraît pas pouvoir se défendre. Elle escamote en effet l'objet propre de la linguistique synchronique. Le styliste tirera certes grand profit de savoir quelles ressources l’«imparfait» aura à lui offrir pour l’expression de la concordance des temps, du passé durable ou habituel, de la condition, des possibilités échappées désormais irréalisables, de l'hypocorisme. Mais peu importe au linguiste de retrouver, les membra disjecta de l'imparfait, sous ces différentes rubriques ; ce qui pour lui est un objet de science linguis-
[34]    
tique, c'est précisément l'«imparfait» lui-même ; il a à retrouver le signifié de ce signifiant, ce qu'il ne peut faire qu'en confrontant tous les emplois de l'« imparfait » et non pas en les répartissant dans des cadres rationnels tracés a priori.
        C'est donc à la méthode ascendante que M. Damourette et moi avons eu recours dans nos travaux ; ces travaux mêmes, en nous la faisant exercer, nous ont amenés à la mettre au point et à la définir.
        Elle postule essentiellement que tous les phénomènes linguistiques ont une signification psychologique. Mais j'avoue ouvertement que ce postulat est pour moi une évidence : je ne comprendrais pas, dirai-je en reprenant le même exemple que tout à l'heure, qu'il vînt jamais à l'esprit d'un Français d'employer l'imparfait si ce « temps » n'était pas le signifiant d'un signifié de la vie psychique.
        La nécessité où la méthode ascendante mettait les linguistes de se placer au point de vue psychologique n'était à vrai dire pas pour gêner beaucoup ceux de formation française, car il existait déjà à Paris, depuis Darmesteter et depuis Michel Bréal, une tradition en ce sens. La conception psycho-linguistique du langage, si l’on ose ainsi parler, a tenu une grande place dans l'œuvre d'un maître qui vient de nous être enlevé, Antoine Meillet. Sa puissante originalité, alliée à sa curiosité pour toutes les orientations neuves de la pensée et à sa bienveillance pour les chercheurs enthousiastes, a fait de lui, par excellence, un enseigneur et un guide, un éclaireur et un pionnier. Et il n'est à peu près aucun de ses ouvrages de grammaire, tant monographique que comparée, où il n'essaie de dégager les grandes conceptions psychologiques vivifiant les divers systèmes linguistiques. Mais le matériel dont ce grand savant disposait ne lui permettait que des vues d'ensemble, par masses.
        En réalité, c'est chaque idiome qui constitue un système propre de pensée : « une structure linguistique», nous dit M. Sauvageot[9], « se définit... par un ensemble de fonctions et de formes conditionnées les unes par les autres. » Idée toute saussurienne à laquelle était arrivé en Hongrie le regretté Zoltan Gombocz. Dans chaque idiome les entités psychiques (pour employer un mot le plus général pos-
[35]    
sible) qui sont choisies pour occasions de classement grammatical, c'est-à-dire comme ordonnatrices générales de la pensée-langage, sont différentes. Or, le but de la grammaire de chaque idiome est de retrouver ces entités ordonnatrices (ces taxièmes, comme je dis) sous l'extrême variété des emplois concrets de la langue. L'ordonnancement qui préside au coulage de la pensée dans le moule linguistique n'est en effet pas quelque chose qui appartienne au conscient. Parler serait impossible s'il fallait à chaque instant choisir ses tours de phrase de façon consciente. Ce qui nous les souffle, c'est une instance psychique que l'on peut appeler le sentiment linguistique. Pour retrouver l'unité profonde et la signification psychologique de chaque entité grammaticale, le linguiste devra la remembrer au moyen des phrases les plus diverses où elle figurera. A cette tâche, les tours singuliers, les phrases négligées, les lapsus seront appelés à concourir, à côté des emplois littéraires. En effet, c'est dans ces aberrances que se révéleront, sans freins rationnels ni normatifs, les tendances profondes du sentiment linguistique. Je n'ai pas attendu d'être initié à la psychanalyse, dans laquelle on sait la signification attribuée si justement aux lapsus par M. Freud, pour sentir, en grammaire, la valeur précieuse du moindre fait, fût-il méprisé et anathématisé par les législateurs de la langue « correcte ». L'évidente valeur qu'il faut attacher à tous les faits oblige le grammairien à renoncer à la distinction que Saussure avait voulu faire (CLG, p. 39) entre les faits de langue et les faits de parole.
        Pour cet auteur en effet la langue a un caractère tout réceptif, tout passif : ce n'est que le système commun qu'ont reçu tous les locuteurs, et qu'ils portent tel quel en eux. C'est, comme il dit avec le vocabulaire hasardeusement anatomique de son temps : « une somme d'empreintes déposées dans chaque cerveau ».
        La parole, au contraire, « n'a rien de collectif» ; les manifestations en sont individuelles et instantanées » (CLG, ibid.). Dès lors, les aberrances que fournit à l'observateur la conversation courante n'ont, pour Saussure, aucune signification quant au système de la langue.
        Voilà une distinction qui me paraît tout à fait chimérique : aucun fait de parole n'est immotivé; les aberrances individuelles, et la façon dont elles se groupent les unes avec les autres fournissent aux
[36]    
linguistes des éléments extrêmement précieux qui sont bien souvent le fil d'Ariane susceptible de les guider jusqu'au noyau psychique même d'un système grammatical.
        Comment un grand esprit comme Saussure ne l'a-t-il pas senti? Pour deux raisons, me semble t-il, qui toutes deux ressortissent à l'ambiance intellectuelle de son époque. La première, c'est l'étrange façon dont des gens comme un Durkheim avaient compliqué la question des rapports de l'individu et du collectif, en faisant du collectif une manière d'entité en soi, indépendante des âmes qui la composaient : belle vision certes, mais qu'on n'est encore pas arrivé à faire passer du plan mythique sur le plan des faits observés. A l'heure actuelle, elle hante encore obscurément l'œuvre de M. Jung, et dans les beaux travaux de M. Niceforo, celui-ci se croit encore obligé d'y consacrer mainte discussion. Rien pourtant dans les faits linguistiques ne nous force à admettre l'antagonisme entre le caractère collectif de la langue et celui individuel de la parole. Le système linguistique n'est collectif que dans la mesure où chaque individu l'a reçu, enfant, de son entourage humain ; il est individuel par la façon dont il l'a compris, enregistré et toujours quelque peu modifié ; quant à la parole, elle reproduit exactement cette collectiveté générale et ce nuancement individuel.
        Le second point qui a égaré Saussure n'est pas une doctrine positive mais une carence. Lui dont le fils (Raymond de Saussure) devait être un des pionniers de la psychanalyse en Suisse romande, il ignorait les étages du psychisme quant à la clarté de la conscience. Il fallait que M. Damourette et moi-même eussions, au pays de Pierre Janet, nettement la notion d'une couche subconsciente capable de régler bon nombre de réalisations actuelles pour que nous en arrivions à situer dans cette couche l'essentiel du système d'un idiome, à vouloir aller l'y déterrer et à considérer les aberrances et même certains lapsus comme de précieuses émergences des filons à retrouver.
        En tant que la pensée ne se contente pas d'un enchaînement d'images mentales de sentiments et d'actes, chaque idiome, répétons-le, doit être considéré comme un système de pensée. Chaque idiome, disons-nous. Et voilà un point capital, un point qui nous montre combien étaient prématurées les tentatives de grammaire
[37]    
générale des grammairiens français du XVIIe et du XVIIIe siècle, dont l'esprit montre souvent par ailleurs tant de pénétration, et combien aussi la grammaire comparée classique a travaillé sur la partie la moins aurifère de son domaine.
        Je pose, pour les motifs exposés ci-dessus, que la pensée de tout homme, en tant qu'elle dépasse les combinaisons de souvenirs sensoriels et de représentations d'actes moteurs, est directement fonction de l'idiome dans lequel elle se formule, cristallise et prend corps. L'idiome qui nous sert à parler nous sert de ce fait même à penser.
        Aussi le vieil axiome de l'unité de la logique humaine en tous temps et en tous lieux, auquel des études comme celles de M. Lucien Lévy-Bruhl avaient déjà porté de sérieux coups, ne mérite-t-il plus du tout d'être considéré comme valable. Dès 1921, M. Vendryes[10], appuyé sur ses études linguistiques, le révoquait en doute. L'étude des divers idiomes par la méthode ascendante le ruine tout à fait.
        Suivons par exemple un instant M. Henri Maspero[11] dans ses conclusions sur le chinois, inspirées par la plus saine méthode ascendante. Selon ce guide, l'étude synchronique de la langue chinoise d'aujourd'hui, quand on s'y livre en ne voulant rien induire qui provienne des faits eux-mêmes, montre lumineusement que cet idiome n'a rien qui corresponde ni à nos distinctions de « parties du discours», ni a nos taxièmes grammaticaux tels que le « nombre », le « genre », le « temps », le « mode », etc. Tous les vocables de cette langue sont dans un état indifférencié vaguement nominal, et la syntaxe s'y réduit uniquement à la relation de détermination, où, le complément s'antépose, et à celle de direction, où il se postpose. Une phrase comme wo nien chou ne signifie absolument que «moi-lecture-livre ». En prenant « lecture » (nien) pour mot central et les autres pour compléments respectivement antéposé et postposé, on a « de moi-lecture-vers le livre », mais c'est déjà une interprétation où des éléments comme de, vers, du sont trop nets. Et quant on arrive à traduire : «je lis un livre, je lirai des livres, etc. », on dépasse largement ce que la pensée chinoise contenait en réalité.
        M. Maspero alors de conclure très justement que «ces catégories
[38]    
logiques qui nous paraissent fondamentales parce qu'elles nous sont imposées par notre langue propre, ainsi que par toutes les langues, tant anciennes que modernes, que tout lettré européen a étudiées, n'existent pas plus, abstraitement, comme faits psychologiques dans leur esprit [aux Chinois], qu'elles ne se marquent, matériellement, comme faits grammaticaux, dans leur langage »[12].
        Comment pour une telle langue, pour de tels esprits, croire à une logique semblable à la nôtre? La notion même de syndèse, celle qui nous permet l'englobement des individus dans les espèces et les genres et l'attribution de qualités aux substances, celle qui règne sur la logique classique depuis l'Antiquité grecque, M. Henri Maspero nous montre[13] que le chinois ne la possède pas. Les travaux sinologiques de M. Przyluski font penser que ce flou de la pensée chinoise n'est peut être pas primitif : il serait, au moins en partie, le résultat d'une régression culturelle. Je n'ai pas qualité pour discuter le fond de cette opinion, mais l'admettre ne change en rien ce que j'ai dit de la diversité des pensées idiomatiques synchroniquement envisagées.
        La logique n'est en somme pas un code des langues ; elle est l'ensemble des recettes didactiques qu'on peut a posteriori formuler pour définir les différents genres de procédés de connaissance qu'a employés l'esprit humain; M. Pierre Janet l'a vu et dit, M. Bergson y a souscrit. La logique, au moins au sens classique du mot, est une simple trace de la piste que l'esprit humain s'est frayée. L'activité linguistique au contraire crée et perfectionne son outillage par l'usage même; la pensée-langage est, si j'ose ainsi parler, à elle-même sa propre méthode ; nous reviendrons plus loin sur la portée de cette remarque.
        La méthode ascendante, telle que nous venons de la définir et de la commenter, constitue la vivificatrice essentielle du mouvement linguistique français contemporain. C'est conformément à son esprit à la fois prudent à l'égard de l'hypothèse gratuite mais hardi dans l'extraction du suc authentique des faits que M. Marouzeau reprend l'étude de la signification de l'ordre des mots dans la phrase latine[14],
[39]    
que M. Destaing aperçoit et définit à grands traits la signification psychologique de la distinction masculin-féminin dans les parlers berbères, que M. Lucien Tesnière distingue six nuances de pronoms indéfinis en russe. De même, c'est la féconde conception qu'aucune distinction linguistique ne peut exister sans signification psychologique qui vient de conduire M. Prévôt[15] à reconnaître la différence de signification qui sépare les aoristes passifs grecs en -θην de leurs congénères dit seconds en -ην ; on peut seulement regretter que, trop nouveau dans la méthode, il ait voulu que cette différence vînt se calquer tout juste sur une répartition antérieurement connue en linguistique, celle de l'« aspect indéterminé » et de l'« aspect déterminé », alors que les faits confirment, d'après son étude même, ce qu'on pouvait prévoir en toute vraisemblance : que l'idiome grec s'était créé un système propre, ne pouvant être superposé absolument à aucun autre en dehors du grec.
        Mais l'appui peut-être le plus précieux qu'ait trouvé la méthode ascendante, c'est M. Aurélien Sauvageot. Les vivantes études de ce linguiste tendent à peu près toutes à saisir le système propre de pensée des idiomes qu'il étudie: Il a aussi attiré l'attention sur l'influence que les systèmes idiomatiques contigus exercent les uns sur les autres par influence littéraire, bilinguisme, etc. ; les considérations que, de ce point de vue, il a su faire sur les langues ougro-finnoises sont extrêmement précieuses.
        Voilà qui nous montre où est la tâche future de la grammaire comparée. il était certes indispensable pour la constitution des sciences linguistiques qu'elle nous apprît dans quelles conditions le du bas breton pevar correspondait au de quatre et au τ de τέτταρεϛ ; mais cela n'avait que peu de portée humaine. Quand au contraire la méthode ascendante nous aura permis de reconstituer, avec une suffisante approximation, les divers systèmes idiomatiques de pensée, quel intérêt n'y aura-t-il pas à les comparer, à les comparer même entre idiomes de familles linguistiques matériellement diverses ! C'est alors qu'on verra se dégager par une voie sure ce qu'il peut y avoir de commun au fonctionnement de tous les esprits humains.
[40]              
        Dès maintenant, un point capital paraît indéniablement acquis : l'inégalité des idiomes. Ici comme dans tous les domaines, l'humanité nous montre une admirable diversité, dont les uns, comme moi, vont s'éjouissant, tandis que les autres s'irritent de cette résistance du réel à leur désir d'unification.
        Les systèmes idiomatiques de pensée sont inégaux dans leur complication ; ils diffèrent en finesse et en subtilité ; les uns sont riches, les autres pauvres. Mais le plus simplet et le plus pauvre d'entre eux est néanmoins quelque chose d'original, en tant qu'émanation d'activités psychiques humaines; des sources subconscientes le renouvellent et le vivifient sans cesse.
        Il n'en est pas de même des langues artificielles : ces systèmes pensés un beau jour ne sont pas des systèmes de pensée; celui qui s'y exprime ne peut jamais le faire que par traduction. Si d'aventure on s'avise d'aller les prendre comme objet de science, on sort de la linguistique, car elles n'ont aucun des caractères psychologiques d'un idiome; la pensée qu'on y cuirassé n'offre plus à l'allocutaire aucune des voies par où il aurait pu vraiment communier avec le locuteur. Bonnes tout au plus à véhiculer quelques formules commerciales, mais avec moins de sociabilité humaine que les diomes naturels, elles se révèlent par ailleurs inaptes à toutes les fonctions vraiment communicatives d'être humain à être humain. Mille fois plus mortes que les langues mortes, elles ne sont que des cadavres nés sans âme et qui pourrissent au soleil, et elles constituent l'un des plus graves attentats que l'on ait jamais vus contre l'originalité, la vigueur et la dignité de la pensée humaine.

         III

        Les philologues et les linguistes qui s'adonnent principalement aux études diachroniques vont disant que la diachronie éclaire utilement la synchronie. On pense bien que nous sommes loin de le nier ; c'est même là selon nous le rôle principal de la linguistique diachronique.
        Quand par exemple nous considérons d'une part la disparition d'un féminin comme doues < lat. duas, et d'autre part la refabrication toute française d'un féminin pluriel comme miennes, cela nous
[41]    
confirme solidement dans l'idée que le système des rapports du « genre » et du « nombre » tel qu'il est établi en français n'est pas une manière de résultat fortuit et tout matériel, mais bien un mode idiomatique de pensée dont nous avons légitimement le droit d'extraire tout le suc psychologique.
        Je n'en dirai pas plus sur l'aide que la linguistique diachronique peut apporter à la synchronique, car c'est le lieu commun le plus banal que de vanter l'utilité de l'histoire d'une langue pour la connaissance d'icelle. S'il y avait quelque chose à faire en pareil domaine, ce serait plutôt de combattre l'usage exagéré qu'on fait de ce principe. Quelque indispensable que soit, à mon gré, pour beaucoup de raisons, la culture gréco-latine pour la formation d'un Français cultivé, il y a danger à s'imaginer que le meilleur français soit celui dont la syntaxe est la plus latinisante, comme le soutiennent encore quelques bons vieux lettrés bien intentionnés. Le système idiomatique du français est non seulement différent de celui du latin, mais encore infiniment plus riche, plus nuancé ; c'est la connaissance propre de ce système idiomatique lui-même qui peut guider nos écrivains, et non point celle d'aucun autre idiome, fût-ce le latin.
        Ce que je voudrais indiquer d'une manière beaucoup plus appuyée, ce sont les services que la linguistique synchronique peut rendre à la diachronique pour la solution des problèmes les plus capitaux de celle-ci.
        Nous ne croyons pas qu'il existe statiquement une logique humaine universelle sous-jacente a tous les idiomes et dont ils ne soient qu'une sorte de traduction plus ou moins inadéquate ; nous avons dit plus haut pourquoi rejeter cette doctrine, qui est en contradiction avec le rôle même du langage dans la construction de la pensée humaine. Mais que, dynamiquement, les différents esprits humains soient portés à se frayer des voies quelque peu analogues, ceci dans la mesure de leur activité et de leur perspicacité respectives, voilà au contraire qui est rendu vraisemblable par la comparaison, si rudimentaire qu'on puisse la faire aujourd'hui, entre les systèmes taxiématiques des divers idiomes. Une grammaire comparée qui ne se bornerait point à prendre les idiomes par familles généalogiques, suivant la classification jusqu'ici orthodoxe, mais qui comparerait les divers systèmes idiomatiques pris en eux-mêmes amènerait pro-
[42]    
bablement les linguistes à voir clairement tout un ordre de réalités que nous ne faisons qu'entrevoir.
        D'une part il est vraisemblable qu'on verrait se dessiner l'importance des substrats ethniques et des contacts historico-géographiques sur la constitution et le remaniement des systèmes taxiématiques. Sur ce dernier point, les travaux de M. Aurélien Sauvageot sur les langues ouraliennes dans leur contact avec les indo-européennes ont déjà apporté des lumières importantes.
        D'autre part — et cela est d'une beaucoup plus grande portée générale — il apparaîtrait probablement qu'il existe en psychologie générale certaines lignes ascensionnelles de perfectionnement lingui-spéculatif le long desquelles à diverses époques et en divers lieux certains peuples sont amenés à s'élever, sans d'ailleurs que cette progression soit ni fatale ni jamais exactement superposable à elle-même dans les divers cas.
        Si nous essayons, avec les quelques matériaux dont nous disposon déjà, de jeter sur cette question un coup d'œil d'ensemble, nous apercevons déjà quelques linéaments tirés de la comparaison des idiomes les plus hautement évolués comme le nôtre avec les idiomes moins cultivés et avec le parler enfantin. L'étude d'une langue aussi subtilement différenciée que le français peut, selon moi, servir en effet à se faire une perspective de l'aspect possible du langage à des époques reculées. Et ceci sans même faire appel aux considérations diachroniques de la grammaire historique. En effet, en vertu d'une loi de développement psychique que j'ai appelée la norme d'addition des possibilités, les développements réussis, tant les ethniques que les  individuels, laissent toujours subsister en eux les possibilités dont l'acquisition  avait marqué chaque étape des conquêtes mentales antérieures. Dès lors, à condi tion que l'on prenne garde à ne pas laisser se solidifier prématurément en dogmes les hypothèses fluentes qui sourdront des faits, on pourra utiliser le système linguistique synchronique même du français à la prospection des stades archaïques du langage; à côté d'outils de haute différenciation, ce système comprend en effet des pièces moins nettement dégrossies, mais d'expressivité puissante; ce sont ces pièces, telles l'interjection, l'impératif, les  syntaxes dites disloquées, les termes employés exclamativement, etc., qui
[43]    
poseront autant de problèmes sur le passé reculé de nos idiomes. Quant au parler enfantin, son interprétation demande également de très grandes précautions, car c'est très imparfaitement que l'ontogénie peut ici reproduire la phylogénie : l'enfant reçoit son idiome des adultes, et des enfants parlant déjà, au milieu desquels il est plongé ; sa situation est donc bien différente de celle de l'homme primitif supposé avoir à inventer le langage. Pourtant, la façon même dont l'enfant assimile progressivement son idiome, et construit en quelque sorte l'organisme lingui-spéculatif de son propre esprit, a un très grand intérêt humain. Сomme l'a très justement indiqué M. Oscar Bloch, de quelque nature que soient pour les adultes les mots dont l'enfant se sert, il les emploie tous d'abord d'une même façon : comme mots-phrases, qui extériorisent une impression, un désir, etc., plutôt qu'ils ne l'expriment.
        Nous saisissons ici le caractère essentiel et universel de la phrase, que celle-ci soit un mot isolé ou une proposition, une simple interjection ou une période compliquée. Il se passe quelque chose à l'intérieur de l'esprit, un «procès intérieur au sujet parlant »[16]. Cette surrection cognitive intérieure, qu'elle procède d'une sensation, d'une émotion, d'une représentation, etc., est, en tant qu'elle se coule en pensée-langage, ce que M. Damourette et moi appelons un émouvement. L'essentiel du langage est d'être le véhicule de l'émouvement.
        Nous saisissons, en français même, l'émouvement à l'état brut soit dans des phrasillons[17] interjectifs {factifs nominaux) comme : Paf ! — Zut ! soit dans des suites de mots où l'émouvement n'a pas d'organe propre : cinq et cinq dix; — cet œuf, pourri! — Sale chien, à ta niche! De telles phrases, indifférenciées, peuvent être dites nominales parce que dans notre idiome elles s'opposent à cette phrase différenciée qu'est la phrase verbale, laquelle est, depuis une époque antérieure à l'indo-européen commun, le type normal de l’énonciation linguistique de notre mode de civilisation.
        Dans le système qu'est la phrase verbale, la notion d'émouvement apparaît localisée dans le terme phrastique central, le factif verbal
[44]    

(verbe a un mode personnel); elle s'est ainsi dégagée du bloc idéique informe qu'elle formait avec son circonstancement; ce circonstancement est maintenant richement exprimé par les compléments (sujet compris). D'autre part, l'émouvement, pour son propre compte, reçoit toutes sortes de précisions (temps, modes, voix du verbe), exemple : Cette femme donne à son enfant un beignet avec une fourchette. Le factif verbal, en tant que centre principal de l'émouvement, englobe dans sa valence la phrase entière, puisqu'il n'y a phrase qu'en tant qu'il y a un émouvement. Ce premier schème d'organisation de la phrase s'appelle, pour nous, la rection.
        D'autre part, la phrase verbale exprime des rapports entre des substances et des qualités : ce mode d'organisation, qui coexiste avec la rection, c'est le supportement : la femme contracte des 
rapports, du fait du phénomène exprimé, avec l'enfant, le beignet et 
la fourchette.
        Les combinaisons de la rection et du supportement dans les différents éléments de la phrase éclairent la nature des divers compléments, et notamment la différence entre les compléments du « nom » et ceux du « verbe ». Nous l'avons expliqué ailleurs.
        Dès l'examen synchronique du français, il semble donc bien qu'il faille admettre que la phrase verbale, dont l'émouvement est en quelque sorte venu se concentrer dans un organe hautement différencié, soit quelque chose de très finement élaboré, bien qu'elle soit constituée dès la plus haute antiquité dans le groupe des langues indo-européennes.
        Cette vue nous est confirmée par les belles études de M. Sauvageot sur les langues ouralo-altaïques. Quelque opinion que l'on puisse avoir sur la légitimité ou la non-légitimité de ce groupement de langues au point de vue généalogique, les caractères dont il va être question ici leur appartiennent à toutes. Chez elles, la phrase verbale est encore à l'état naissant. L'état syntactique primitif commun à ces langues (état qu'entre parenthèse je me refuse à appeler extra-syntactique avec l'école hongroise, puisqu'il est vraisemblablement le noyau d'où toute la syntaxe dérive) comporte, comme le parler enfantin, de l'émouvement dans chaque mot. Le mot isolé jaillit pour s'appliquer à la conjoncture présente : szép! « beau ! » dit-on
[45]    
en hongrois[18], ce qui indique qu'il y a lieu à appliquer maintenant cette notion à quelque chose. Le mot final qui se superpose à un autre mot attire à lui le maximum d'émouvement, mais l'autre retient un émouvement préparatoire; le mongol dit, avec une pausette entre les deux termes : cicek caγan[19]littéralement «[la] fleur | blanche », ce qui signifie, nous dit-on, « la fleur est blanche », mais bien plutôt « La fleur? — Blanche », quoique pareil tour soit encore trop différencié. On parle, pour un mot caγan, dans cette position, de fonction « prédicative ». A mon avis, c'est parler là un langage trop calqué sur notre logique de phrases verbales; les phrases indifférenciées primitives n'ont dû voir s'élaborer que lentement la notion des rapports (supportement) à partir de la perception globale de type rectionnel, qui doit représenter l'état psychologique le plus ancien.
        L'opposition de ce cicek caγan, phrase indifférenciée et complète, au groupe subordonnable caγan cicek (la fleur blanche) définit, nous dit M. Sauvageot, deux fonctions pour les mots, l'une déterminative liée à i'antéposition, l'autre « prédicative » (sous réserve de la justesse de ce terme) liée à la postposition ou à l'isolement. On sent combien ce système est proche de celui des compléments de détermination antéposés et des compléments de direction postposés définis pour le chinois par M. Henri Maspero, comme je l'ai indiqué plus haut. Voilà donc un très vaste groupe d'idiomes dans lequel on saisit encore sur le vif la phrase indifférenciée, celle même dont les restes mériteront le nom de phrase nominale dans les idiomes à phrase verbale.
        A vrai dire, les langues ouralo-altaïques les plus évoluées connaissent la phrase verbale, mais par maintes particularités les phrases verbales d'un idiome tel que le hongrois montrent encore nettement la nature primitivement nominale de beaucoup de formes intégrées maintenant à la conjugaison du verbe; et même ces formes semblent les plus anciennes du système verbal, dont elles ont vraisemblablement constitué le noyau primitif.
[46]              
Dès lors, les phrases nominales du français, telles que : cet œuf pourri! — Médor, à la niche! nous apparaissent avec de plus en plus de vraisemblance comme des reliquats d'une époque très ancienne, reliquats auxquels leur particulière valeur d'expression a assuré la survie.
        Conformément à la norme d'addition des possibilités, le français a conservé toutes les facultés que peut donner le stade de la phrase nominale et de la pure rection; bien plus, par d'ingénieux mélanges de ces stades archaïques avec le stade de la phrase verbale et du supportement, il s'est créé des ressources nouvelles, tel le si remarquable type le garçon a peur, le bois prend feu, où peur, feu sont réduits au rôle de compléments rectionnellement englobés, et n'ont plus du tout la valeur supportementale de «compléments d'objet» qu'ils ont dans : le plus brave a connu la peur, le bois alimente le feu.
        Par contre, contrairement à une funeste assimilation qu'avaient faite beaucoup de linguistes de naguère, il y a lieu d'exclure nettement du cadre des phrases nominales les phrases à verbe être, du type Le menuisier est roux. En fait elles contiennent un verbe, un verbe des plus légitimes, possesseur de tous les caractères verbaux. Et si sémantiquement elles voisinent — moyennant bien de la différence d'ailleurs — avec les phrases nominales du type Le menuisier? Roux! la présence du verbe n'y est que plus significative de la transformation de la pensée. La phrase verbale le menuisier est roux n'a plus rien de cette couleur affective qu'avait la nominale ; elle est purement énonciatrice. L'émouvement, extrait analytiquement du bloc primitif, n'est plus répandu sur toute l'expression ; il est localisé dans est, et permet la sérénité d'expression, si j'ose ainsi parler, du rapport supportemental entre le menuisier-support et la rousseur qu'il supporte.
        J'ai entendu autrefois Lachelier protester contre les linguistes et les logiciens qui ne voyaient dans la « copule » est qu'une manière d'instrument vide. Ce vieux maître avait raison. Certes, au point de vue du supportement (en l'espèce rapport d'attribution de la qualité roux au menuisier) la copule peut apparaître négligeable. Mais ne voir dans la phrase que cette expression statique d'un rapport entre substances, c'est se cantonner dans une logique morte. Tout le dyna-
[47]    
misme est dans est. Nous rappelant que M. Pierre Janet considère le langage comme une « action » économiquement condensée, nous dirons que c'est par le verbe est que la phrase constitue un véritable acte de pensée. C'est en cela que c'est une phrase verbale, une phrase hautement différenciée : elle satisfait aux exigences de l'expression des rapports, mais, loin qu'elle n'ait plus d'émouvement, chose inconcevable pour une phrase, elle présente le sien avec une netteté et une pureté parfaites.

         IV

        Je serais heureux si, par ces quelques considérations, j'étais arrivé à montrer quel intérêt tout spécial la linguistique présente pour les psychologues, tant par l'objet sur lequel elle porte que par les méthodes qu'elle a su se créer.
        Ces deux points sont connexes, car il s'avère maintenant qu'à chaque science sa méthode, suivant l'objet qu'elle étudié. Par son objet la linguistique appartient à un groupe que de plus en plus on sent le besoin d'individualiser, le groupe des sciences anthropiques : l'ethnographie, la sociologie, l'histoire, la psychiatrie, la linguistique, la psychologie. L'anthropologie et la médecine font la transition de ces sciences avec les sciences biologiques. Le propre des sciences anthropiques, c'est leur richesse d'accointances, car chacune d'elles tient à toutes celles du groupe et à plusieurs sciences biologiques ; mais c'est aussi que leur objet est toujours plus ou moins psychiques
        Pour ce qui est de la linguistique, je crois avoir expliqué plus haut comment sa tâche essentielle était d'ordre psychologique. Aussi ne faudra-t-il pas être étonné qu'elle recoure à des méthodes autres que celles des sciences physiques. L'on n'en est plus maintenant à croire, comme on le faisait encore couramment il y a trente ans, que toutes les sciences soient, à mesure de leur perfectionnement, destinées à se réduire à la méthodologie mathématique. « Une des plus grandes difficultés des études psychologiques », écrit aujourd'hui M. Pierre Janet, «c'est qu'elles ne peuvent pas se séparer absolument des spéculations philosophiques, elles se rapprochent
[48]    
trop des réalités pour se contenter des formes abstraites de la pensée scientifique».[20]
        Par pensée scientifique, il faut entendre ici ce rationalisme matérialiste qui postule un déterminisme absolu. Avec les sciences psychologiques, i'objet étant un psychisme humain, une attitude plus souplement philosophique est en effet indispensable, comme l'exprime la phrase de M. Pierre Janet que nous venons de citer. La linguistique en particulier devait avoir et est en train de se forger une méthode qui lui permette d'accéder à ce sien objet : l'auto» organisation réelle et efficiente de la pensée lingui-spéculative.

                             Edouard Pichon.

 

 

[1] G. Esnault, Chronique de la quinzaine, Le Mercure de France, 1er juin 1935, p. 413.

[2] L'abréviation CLG désigne : Ferdinand, de Saussure, Cours de linguistique générale, publié (à titre posthume) par Ch. Bally et Alb. Sechehaye, Genève, 1916.

[3] P. Masson-Oursel, Les préfixes verbaux en indo-européen et leur influence sur la logique, Congrès International de Philosophie Scientifique, 1935, Paris.

[4] Dans un mémoire prochain nous comptons montrer, avec MmeBorel-Maisonny, que ce décollement entre le mode sensu-actoriel de penser et le mode proprement humain, lingui-spéculatif, est probablement le trouble essentiel du bégaiement. Et cela expliquera le rang éminent qu'a le bilinguisme parmi les facteurs étiologiques de cette maladie.

[5] L'abréviation EGLF  désigne  :  J.   Damourette et Ed. Pichon,   Essai de grammaire de la langue française (Des mots à la pensée).

[6] E. Minkowski, Vers une cosmologie.

[7] Mat Kuttner, Zeitschrift für französische Sprache und Literatur, Band 53, p. 437  « ...eine synchronische Linguistik halte ich für eine contradictio in adjecto. »

[8] Ferdinand Brunot, La pensée et la langue, p. 20.

[9] Aurélien Sauvageot, Le rôle extra-syntaxique du mot en finno-ougrien, Communications linguistiques, t. L; Budapest, 1936.

[10] Vendryes, Le langage, p. 134.

[11] H. Maspero, La langue chinoise, Conférences de l'Institut de linguistique, 1933.

[12] Maspero, loc. cit., p. 51.

[13] Maspero, loc. cit., p. 52.

[14] Marouzeau, L'ordre des mots dans la phrase latine, 1922.

[15] A. Prévôt, L'aoriste grec en -θην.

[16] Lucien Tesnière, Sur la classification des interjections, Mélanges Haskovec, p. 348.

[17] Ce terme est de M. Lucien Tesnière.

[18] A. Sauvageot, Le rôle extra-syntaxique du mot en finno-ougrien,  Communications linguistiques, t. L, Budapest, 1936, p. 401.

[19] Exemple fourni par M. Sauvageot dans une lettre privée, dont je le remercie.

[20] Pierre Janet, L'intelligence avant le langage, 4e partie, ch. III, p. 285.

Date de dernière mise à jour : 16/12/2025

Aucune note. Soyez le premier à attribuer une note !

Ajouter un commentaire

Anti-spam
 
×