histoire vécue

HISTOIRE VECUE

 

La Morte est-elle encore vivante ? "

 

 

Quelques mois après mon installation comme généraliste en milieu semi-rural, le bruit strident de la sonnerie du téléphone m’éveilla en sursaut au milieu de la nuit. Au bout du fil, je perçus une voix blanche qui me supplia : « Venez vite, docteur, à la ferme de T… la morte se réveille ! ». Habillage rapide, saut dans la voiture avec ma trousse médicale et me voilà parti dans la nuit vers le village indiqué par des petites routes sinueuses que je connaissais bien.  C’était une vieille ferme. Une porte s’ouvrit dès que les phares de ma voiture illuminèrent la façade. On me fit pénétrer dans une immense cuisine rustique où régnait la pénombre. Une dizaine d’ombres noires s’y tenaient en silence, dessinées par la lueur vacillante de quelques bougies. L’homme du téléphone m’accosta, je le reconnus à sa voix : « Ma femme était hospitalisée depuis plusieurs semaines au CHU. Vers 22 heures, la bonne sœur du Service m’a appelé pour m’avertir de sa mort », bredouilla-t-il, la voix tremblante et les yeux mouillés d’émotion. « Elle m’a dit que l’interne avait signé le certificat de décès et m’a demandé où l’on devait conduire sa dépouille… à la morgue ou… chez moi ?»

Il avait opté pour la seconde solution.    

La morte est-elle encore vivante ?

             

      Tout en m’invitant à le suivre vers une porte d’où jaillissait une lumière blanche et crue, celle d’une chambre, il m’informa que, quelques minutes avant son appel à mon domicile, la morte semblait se mettre à ... respirer ! Entré dans la pièce, j’aperçus sur un grand lit blanc, une femme sans âge, une sorte de momie de papier à la joue desséchée et creuse qui gisait devant moi, inerte. La vie semblait avoir abandonné ce corps décharné. Le mari aurait-il été victime d'hallucinations ? Je scrutai avec un regard insistant le thorax de la dame. Après quelques secondes de doute, ressenties comme une éternité, je finis par l'admettre… je discernais un infime mouvement, comme un frisson, soulevant d’un rythme lent son buste plat, enveloppé dans une chemise de nuit de l’hôpital, blanche comme un linceul. Je m’empressai de saisir son poignet, mais ne perçus aucun pouls. Ma vue et l’émotion m’avaient-elles joué des tours ? Je sortis fébrilement mon stéthoscope, posai la membrane sur la chemise dans la région du cœur : à peine audibles, je perçus de faibles battements, un discret boum… tac… boum… tac…. Son cœur battait ! Ce n'était pas une illusion, ses contractions régulières témoignaient à mon ouïe que je ne rêvais pas, elle était bien... vivante ! Je lui pris sa tension artérielle : 5/3 ! …pas florissante ! Cependant, après plusieurs minutes d’expectative anxieuse, la vie sembla à nouveau s’insinuer dans ce corps inerte : une timide coloration rose teinta ses pauvres joues, la tension monta, 7/4 puis 8/5. Je confirmai au mari, planté derrière mon dos, qu’elle était bien en vie. Je crus bien qu’à cette annonce, il faillit s’évanouir ! Le teint de la dame en blanc perdait maintenant sa lividité cadavérique et, soudain, elle ouvrit les yeux… un vrai miracle ! Des yeux perdus, hagards, qui cherchaient vainement à se souvenir, puis les choses familières de la chambre la ramenèrent sur terre, chez elle et elle commença, avec peine, à parler… J’appris avec l’aide du mari qu’avant de tomber malade, elle exerçait le travail de foraine et toutes ces femmes en noir, qui m’avaient impressionné à mon arrivée dans la maison, faisaient partie des gens du voyage, venus la veiller, pour son dernier à elle.

               Je téléphonai au CHU. On m’apprit que cette femme d’une cinquantaine d’années avait un cancer métastatique de la base de la langue … au-delà de toute ressource thérapeutique, et que depuis quinze jours, on lui injectait de la morphine à doses croissantes pour calmer ses douleurs. Comme vers 22 heures, la malade inerte semblait ne plus respirer, l’infirmière avait appelé le jeune interne de garde qui, après l’avoir auscultée, posé un miroir devant sa bouche ne révélant pas la moindre trace de buée, avait finalement signé l’avis de décès ! J’annonçai alors à la sœur, infirmière-chef du Service d’O.R.L., que la patiente n’était pas morte et qu’elle était simplement plongée dans un profond coma opiacé !

               Je revis la malade le lendemain, maigre et gauche (ou sinistre ?) comme un squelette, elle sortait seule des toilettes, confirmant, malgré sa démarche titubante, qu’elle avait repris vie. Je ne comprenais pas : elle ne se plaignait d’aucune douleur. Pour se nourrir, elle ne pouvait avaler que du liquide. La voix de la religieuse infirmière, qui ce matin-là, appela mon cabinet médical, résonne encore à mes oreilles : « la Morte est-elle encore vivante ? ».

       J’ai rendu ensuite de nombreuses visites à cette malade. Sa cachexie extrême - elle pesait 33 kgs - comme on en rencontre chez les cancéreux en phase terminale, engendre souvent, comme chez les plongeurs en haut-fond, une sorte d’euphorie qui fait perdre le sens du réel. Elle ne cessait pas de faire des projets de rénovation de sa maison pour la fin du printemps et n’avait toujours pas mal ! Pourquoi ? Outre la gentillesse bourrue de son époux qui ne la quittait jamais, deux souvenirs précis me reviennent. La fenêtre de sa chambre, située juste à côté du lit, ouvrait sur un petit jardin, et un vieux lilas venait en caresser les carreaux. Lorsque le printemps éclata avec ses bourgeons, elle ouvrit tout grand les battants de la croisée ; toute la chambre était embaumée de ce parfum subtil et prenant qui vous captivait dès que vous en franchissiez le seuil. Je ne sais pas s’il l’avait prémédité, mais le vieux lilas mauve, qui connaissait depuis longtemps cette maison et ses habitants, s’était surpassé, il avait fait des merveilles. Chacune de ses branches était un véritable bouquet de fleurs et de senteurs qu’il offrait à foison à cette dame blanche. Combien de fois ne l’ai-je pas surprise, humant à longs traits, malgré ses dérisoires forces, cet air enivrant qui inondait sa chambre et je voyais, dans son œil un peu terne qui se plissait soudain, comme une petite lueur de bonheur, presque un instant d’extase. La malade me raconta que ce lilas représentait tous les lilas de son enfance, qu’en respirant son parfum elle plongeait directement dans son passé heureux de petite fille de la campagne, dans ce vert paradis plein de jeux, de rires et de chants innocents.

              Un second souvenir, pas plus médical que le précédent, porte sur son chat, un gros matou tigré qui venait souvent frotter sa tête et ses moustaches grises contre sa maigre joue aux pommettes saillantes qu’elle lui laissait caresser avec un vrai plaisir… ou bien qui s’installait, impudique, et bien impunément, sur son ventre si creux. Ses ronrons de contentement étaient si forts qu’ils faisaient vibrer tout son pauvre corps. Parfois, avec une nonchalance presque gracieuse, elle étendait vers lui sa main décharnée, presque éthérée, et ses longs doigts de fée lançaient à son contact quelque étincelle magique, vite éteinte lorsqu’ils plongeaient au sein de sa fourrure touffue. Je n’ai, bien sûr, jamais chassé ce tendre animal de sa place de choix ; lui, inquiet, m’observait examiner sa maîtresse de mes bizarres instruments. Ce ne fut pas le seul chat de ma longue carrière. Bien d’autres ont offert leur douceur féline aux personnes clouées au lit par la maladie. D’instinct, le chat semble posséder le don d’accompagnement des malades. N’est-il pas le symbole domestique de nos chaumières, jetant à terre la violence longtemps répétée des rats et de leur peste contagieuse ?

              Comme chaque mois, je reçus un coup de fil de la religieuse inquiète de savoir si … la Morte était toujours vivante ? La progression de son mal, je n’ai jamais cherché à l’explorer par quelque technique sophistiquée, j’ai juste tenté de rendre ses derniers jours les plus doux possibles, en me posant toujours la même question : pourquoi survivait-elle ? Elle ne se nourrissait que de lait qu’elle adoucissait de miel d’acacia ou parfois d’un peu de ses confitures, qu’elle préparait, avant, avec les fruits de son jardin. Je me suis souvent demandé si elle ne les mangeait pas plutôt en souvenir de leur parfum. Il avait dû embaumer sa cuisine lorsqu’elle tournait la cuillère de bois, devenue or, dans la marmite de cuivre brûlante dont l’écume fumante exhalait cet effluve divin telle l’essence du fruit défendu. Cette femme était une olfactive et ne respirait bien que dans le monde subtil et volatil des parfums floraux de son petit jardin d’Éden.

               Hélas, fin juin, six mois après son retour à domicile, elle se remit à souffrir, et je dus à nouveau lui faire avaler des potions à base de morphine. Un matin, son mari m’appela, très ému. Cette nuit de fin de printemps, sa femme était morte, dans son lit, là, à côté de lui, sans qu’il s’en aperçût ; il l’avait trouvée… froide, quand l’éclat du soleil à travers les persiennes de la fenêtre close parvint à l’éveiller. Les effluves du lilas avaient finalement emporté son âme vers un autre monde plus insaisissable. Elle était allée jusqu'au bout... d'elle-même, avait consumé ses dernières forces, consommé toute sa lumière. Un corps-à-corps avec la mort…  qui eut le dernier mot et imposa le point final.

        

         La veille, lorsque je rédigeais une dernière ordonnance, elle avait brusquement levé les yeux vers moi. Et, sans le moindre mot, le feu perçant de ses belles prunelles, soudain fixes, transperça ma conscience afin qu’elle lui confirme que c’était pour bientôt, son grand départ. J’ai dû… je crois, me contenter de fermer lentement les yeux pour acquiescer. Les mots du silence se glissent parfois jusque dans la gorge, mais sans parvenir jusqu’aux lèvres. Ils se cueillent juste avec les yeux. 

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Date de dernière mise à jour : 26/07/2023

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